Subtilement, avec l’enterrement de Mélanie, on  assiste au resurgissement de la métaphore de  « la racine » qui ouvrait le récit en ce que son ensevelissement  s’assimile à une réinsertion dans la continuité familiale, celle des « ancêtres » déjà inhumés dans le  cimetière de Montleroy. D’autres scènes décrivent les cadavres avec plus de  précision encore et insistent sur la position des corps au moment du trépas. C’est  le cas du Père Tambour, le curé du village, dont la jambe dépassant de sa  soutane est décrite longuement du point de vue de Margot, cachée dans le  confessionnal :
    
   les pieds, chaussés de godillots crottés de  boue, reposaient, semelles en l’air, sur la plus haute marche de l’autel. La  soutane retroussée laissait voir les jambes jusqu’au mollets, vêtues de bas de  laine grise. Tout le reste du corps était masqué par un pilier (L., p.  128).
    
   Néanmoins, cette insistance sur l’aspect  matériel des corps n’implique pas que l’opacité de la mort  soit levée par le roman. La présence de ce « pilier » le montre, en soustrayant  le tronc du prêtre au regard du lecteur. Dans cette perspective, il est  intéressant que la jambe soit la seule partie visible du cadavre du  Père-Tambour au sens où ce membre est investi de significations contraires.  D’une part, la jambe symbolise la station debout, c’est-à-dire le mouvement et  la vie. D’autre part, elle évoque l’allongement, c’est-à-dire le repos et la  mort. Un détour par l’haptique corrobore cette idée dans la mesure où la jambe  est, au même titre que la main, un organe par lequel le sujet reçoit des  perceptions cutanées. Or l’arrêt de la perception est synonyme de mort ;  c’est ce que connotent les « semelles en  l’air », lesquelles n’entretiennent plus aucun contact  avec le monde.
   Par conséquent, si nous avons vu, jusqu’ici, que  la dimension matérielle de la seconde partie du Livre des Nuits était  corrélée à l’apparition de la mort dans le récit, il faut encore étudier la  manière dont, avec « Nuit de la terre », le roman entre dans une  temporalité historique dominée par la mémoire et par l’écrit. Ceci permettra de  poser à nouveaux frais l’hypothèse que Le Livre des Nuits décrit la  trajectoire d’une famille depuis ses origines mythiques jusqu’à son inscription  dans l’Histoire contemporaine [31]. Pour ce faire, il convient  d’insérer les images de l’eau inhérente à la première partie du roman  dans la perspective d’un âge d’or mythique précédant l’entrée dans l’Histoire. Avatar  d’un état du monde antérieur à la Chute, cet âge  d’or est caractérisé par un sens qui va de soi puisque dans « Nuit de  l’eau », il est à peine nécessaire de recourir au langage. Dans cette  partie, les Péniel « n’échangea[ient] » avec les autres que  « des vocables simples », « entre eux, ils parlaient moins encore, et  à eux-mêmes pas du tout, tant leurs paroles toujours retentissaient de l’écho  dissonant d’un trop profond silence » (L., p. 16). Le langage  de ces « gens de l’eau-douce » que sont encore les Péniel, quand il est  utilisé dans le cadre de la nomination, incarne donc une adéquation parfaite entre  les êtres et leurs noms. Par exemple, Vitalie (où l’on entend vita, la  vie) survivra à tous ses enfants [32] tandis que Théodore-Faustin, dont le double nom récapitule l’être, est  à la fois don de dieu (car il est le seul des sept enfants que Vitalie  enfanta à ne pas être mort-né) et Faustin (car il rendra poreuse, comme  Faust, la limite entre la vie et la mort en donnant le nom de son père décédé à  son fils à naître). De plus, il est significatif que les noms des bateaux  eux-mêmes soient porteurs de sens : baptisé à l’origine « A la  grâce de Dieu » (L., p. 16), celui des Péniel devient « A La Colère de Dieu » (L., p. 36) une fois que ses occupants  sont passés par l’épreuve du malheur. 
   Toutefois, que la première partie du récit décrive  les Péniel en leur âge d’or ne permet pas d’affirmer que « Nuit de  l’eau » n’est traversé d’aucune décadence. Au contraire, une notation de  la première page suggère, dès l’abord, que « l’âge d’or » de cette  famille est destiné à prendre fin. Il s’agit de la métaphore manuelle par  laquelle le narrateur indique que l’horizon des Péniel est de s’arrimer au sein  d’une terre qui « alentour d’eux, s’ouvrait comme une paume » (L,  p. 15). Introduisant une dimension haptique au cœur du texte, cette image peut  être interprétée de deux manières. D’une part, la « paume »  suggère que la terre sera manipulée par les Péniel qui apprendront ainsi à la  connaître ; d’autre part, elle revêt un sens délétère puisque la terre  symbolise le lieu de l’ensevelissement. On retrouve là le statut ambivalent des  éléments solides dont parle Gaston Bachelard au sujet de la statue qui  symbolise ou bien « un être humain immobilisé par la mort » ou bien  « la pierre qui veut naître dans une forme humaine » [33].
   Ainsi la métaphore de « la paume » annonce,  dès l’incipit, qu’une rupture  conduira les Péniel en un monde matériel où la mort est omniprésente. L’événement  qui amène « Nuit de l’eau » vers sa clôture peut être interprété  comme tel au sens où il implique une distorsion de l’héritage familial. Il  s’agit de la blessure subie par Théodore-Faustin lors de la guerre  franco-prussienne où « le sabre d’un ulhlan » lui  « divis[e] le visage en deux pans inégaux » (L., pp. 42-43),  le contraignant à être le premier Péniel à quitter l’eau douce pour s’installer  dans une « écluse » (L., p. 58). De ce  fait, le personnage incarne une figure de la transition : il se  situe à un stade intermédiaire entre un paradis fluvial perdu et une terre à  venir (L., p. 58). En même temps qu’elle figure la perte de l’héritage familial, l’hyperbolisation de  la mort qu’incarne la guerre destitue la nomination  qui marquait, dans « Nuit de l’eau », une adéquation parfaite entre  les mots et les choses. Car, au retour de la guerre, le nom du père fondateur  des Péniel est perdu, tant pour les personnages, que pour le lecteur, ce nom n’étant  jamais inscrit dans le texte. Pour preuve, ces paroles que livre Théodore-Faustin  à sa femme ayant accouché d’un fils mort-né :
    
   je voulais lui donner le nom du père (…) le père  est mort (…) et son nom aussi il est mort. Alors, il faut le taire, sinon ça  porte malheur. Son nom, seule la mort le connaît, voilà pourquoi elle l’a  repris aussitôt redonné (L., p. 46).
    
   Connaître par les mains : toucher quand le  langage fait défaut
    
        Maintenant que nous avons établi la présence d’un motif du tangible dans Le Livre des Nuits, il reste à montrer que le roman parvient à représenter la  mort en mobilisant un imaginaire de type haptique que l’on peut illustrer en  convoquant ce que Bachelard nomme les « rêveries de la pâte » où le  sujet est animé d’une « joie mâle de pénétrer dans la substance, de palper l’intérieur des substances, de connaître l’intérieur des  grains » [34]. Dans La Terre et les rêveries du repos, Bachelard  rappelle que : « la mort (...) ne peut être consciente en nous que si  elle s’exprime, et elle ne peut s’exprimer que par des métaphores » [35]. Il entend par là montrer que la mort est une image,  c’est-à-dire une idée qui nous est présente de façon symbolique, mais dont  l’être nous échappe. On ne perçoit la mort que par le prisme  de notre imagination qui est « la faculté de déformer les  images », a fortiori dans le cadre d’un texte littéraire dont la  fonction est de proposer « une union inattendue d’images », ce que  Bachelard nomme « action imaginante » [36]. Celle-ci permet de dire plus que ne le permet  le langage courant. Ainsi, c’est parce que « l’image littéraire détruit  les images paresseuses de la perception » [37] que le texte parvient à contenir la mort à l’intérieur de ses  mailles.
    
    
    
    
 
   [31] Voir à ce sujet, B. Lanot, « Images,  Mythèmes et merveilleux dans l’œuvre de Sylvie Germain », Roman 20-50, n° 39, p. 22. 
[32] Dans cette perspective, Alain Goulet note  qu’elle incarne une forme de « mère originelle ». Voir « Des Erinyes au sourire maternel dans Le  Livre des Nuits » (art. cit.,  p. 44).
[33] G. Bachelard, La  Terre et les Rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, pp. 206-207.
[34]  G. Bachelard, L’Eau  et les Rêves: essai sur l’imagination de la matière, Op. cit., p.  125.
[35] G. Bachelard, La  Terre et les Rêveries du repos, Paris, José Corti, 1946, p. 264.
[36] G. Bachelard, L’Air  et les Songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Le Livre  de poche, 1992, p. 5.
[37] G. Bachelard, La  Terre les Rêveries de la volonté, Op. cit., p. 31.