Des images du tangible pour suggérer l’indicible
    
   Après avoir balisé le sens que revêt la notion  d’imaginaire chez Sylvie Germain, il convient désormais de se pencher sur le  processus de matérialisation qui sous-tend Le Livre des Nuits. D’emblée,  on trouve, dès l’incipit du roman, la  métaphore d’un « cri » qui « entre » dans le corps d’un  personnage « pour y prendre racines » (L., p. 11). Le  cri, manifestation du langage poussé à ses limites, est ici assimilé à un  indicible ; en témoigne la description de  ce dernier au moyen d’un champ sémantique du devenir (« toujours en  route », « inassignable », etc.). L’utilisation de la métaphore  végétale de la racine suggère, quant à elle, une matérialisation qui ancre le  cri dans le tissu du texte : elle le déploie en lui donnant une texture,  un « goût » (L., p. 11). Si cette métaphore ouvre Le  Livre des Nuits en convoquant un imaginaire de type végétal, la réinsérer  dans la logique du récit montre que le « cri » désigne aussi le  mouvement de la mémoire familiale qui se manifeste en même temps que les  générations des Péniel se succèdent. Sous cet angle, il convient de noter que la  question de la mémoire est centrale dans le premier livre de Sylvie Germain où,  comme l’a bien montré Alain Goulet, les personnages se révèlent incapables de  faire le deuil de leur héritage [26]. Pour envisager ce motif mémoriel dans toute sa  finesse, il est nécessaire de considérer Le Livre des Nuits en regard du  second livre de l’écrivaine, Nuit d’Ambre, qui reprend au premier son  cadre spatio-temporel et une partie de son dramatis personae puisque le héros  de Nuit-d’Ambre est le petit-fils du protagoniste du Livre des Nuits.  Il se nomme Charles-Victor Péniel et est sans cesse confronté au retour d’un  passé qu’il avait tenté de refouler en quittant son village natal, Terre noire.  Dans ce cadre, les violences et les douleurs qu’ont traversées les personnages  du Livre des Nuits et qu’inaugure le roman sous la forme symbolique du  « cri » n’ont de cesse de hanter le personnage du second livre,  jusqu’à ce qu’il revienne à son lieu d’origine. De la sorte, le personnage se réinsère  dans la continuité familiale parce qu’« inéluctablement, la mémoire  de l’héritage en lui a été la plus forte, triomphant de toutes ses manœuvres et  de tous ses reniements » [27].
   On le voit, au sein de l’univers germanien, la rupture avec l’ascendance  est impossible puisque le sujet reste conditionné par les actes de ses  parents qui imbibent sa mémoire. Ce déterminisme, on le retrouve consciemment  exprimé par l’écrivaine dans l’entretien qu’elle a accordé à Alain  Schaffner : « on n’invente pas à partir de rien […] non  seulement on a un héritage culturel, mais un héritage familial, père, mère,  fratrie, etc. tous ces héritages vont jouer dans l’élaboration d’une  fiction » [28]. Il apparait alors que le diptyque avec lequel Sylvie Germain inaugure son œuvre  littéraire est travaillé par cette « logique de la terre » dont parle  Bertrand Gervais au sujet du mythe d’Œdipe : un déploiement de la mémoire  « où le passé ne peut être oublié puisque ses racines poussent dans toutes  les directions » [29]. Tel est du  moins ce que connote la métaphore de la « racine » qui ouvre le roman  en ce qu’elle place l’œuvre sous le signe de la mémoire et de la terre. Sur ce  point, il est intéressant de noter que la romancière mobilise  une expression du langage courant servant à désigner l’origine d’un  individu, son point d’ancrage géographique ou spirituel. Ce faisant, la  métaphore de la racine a pour fonction de rendre  tangible ce qui est immatériel, en l’occurrence la mémoire familiale. On peut  poser l’hypothèse que ce processus de matérialisation constitue l’épaisseur  symbolique du récit, l’ossature qui soutient son développement. L’atteste encore le passage de l’élément liquide de  la première partie intitulée « Nuit de l’eau » à l’élément solide de  la seconde intitulée « Nuit de la terre ». Ce glissement qui  contribue au développement d’un imaginaire de l’incarnation dans le récit, on le retrouve dans la caractérisation des personnages.  Les Péniel, en effet, sont d’abord « des gens de l’eau-douce » (L.,  p. 15) qui, en s’installant dans la ferme « Valcourt » à  « Terre-Noire », s’ancreront jusqu’à devenir « tout à fait des gens  d’à terre » (L., p. 267).
   De plus, l’évolution des images aquatiques et  terrestres indique que le glissement de l’un à l’autre va de pair avec une  modification du statut accordé au langage. Par sa fluidité, l’élément liquide  dans lequel les Péniel évoluent au début de l’histoire suggère un mouvement régulier, une temporalité cyclique. C’est là  la symbolique accrochée à l’eau que reconnaît Bachelard quand il explique que  cette image est « la maîtresse du langage fluide, du langage sans heurt,  du langage continu » [30]. Par opposition, l’entrée sur la terre ferme introduit  une temporalité saccadée et un langage convulsif. Les nombreuses omissions,  ellipses, suspensions qui émaillent la narration illustrent cette logique de  même que la déconstruction formelle que constitue la forme du livre. En  conséquence, il n’est pas anodin que ce soit dans la partie finale intitulée  « Nuit Nuit la Nuit » que cette déconstruction est la plus apparente.  On en trouve une manifestation dès le titre qui connote l’idée de bégaiement, celui  d’un langage contraint à la répétition parce qu’incapable de nommer les choses.  En ce sens vont également les jeux sur la typographie et les emprunts aux  langues étrangères (allemand, italien, etc…) qui manifestent l’insuffisance du  langage à enfermer la totalité de l’être. Dans ce cadre, qu’elles soient de  l’ordre de la convulsion syntaxique ou de la perturbation de l’espace  typographique, ces singularités formelles doivent s’interpréter à l’intérieur  d’un dispositif romanesque où l’arbitraire du signe est affirmé parce que  « le dernier mot n’existe pas », parce qu’« il n’y a pas de  dernier nom » (L., p. 337).
   Par ailleurs, il est opérant d’interpréter  conjointement le motif de la mort qui traverse le récit et les déformations  syntaxiques qui définissent la forme du texte attendu qu’ils se manifestent en  même temps. C’est avec « Nuit de la terre » que cela se produit,  partie où la thématique de l’enterrement apparaît dans le récit, donnant la  mort à voir dans ce qu’elle a de plus tangible. Si on concède que « Nuit  de l’eau » comportait déjà plusieurs scènes de morts, celles-ci y étaient décrites sous la forme euphémisée  de la disparition (Noémie) ou de la métamorphose (Herminie-Victoire devient une  étoile, Vitalie une ombre). Dans ce cadre, il apparaît que la première partie  du Livre des Nuits fait systématiquement l’économie d’une description de  l’aspect physique des cadavres et des rituels liés à leur ensevelissement.  « Nuit de la terre », au contraire, insiste sur le cérémonial lié aux  funérailles. Pour preuve, les obsèques de Mélanie sont abondamment  commentées du point de vue de Victor-Flandrin, son mari, qui a mis le  corps en bière :
    
   Victor-Flandrin chargea le cercueil sur une  simple brouette qu’il convoya lui-même tout le long du chemin qu’il avait  ouvert à travers ses champs et la mena ainsi, escorté de ses enfants et de  Jean-François-Tige-de-Fer, jusqu’à l’Eglise de Montleroy autour de laquelle  s’étendait le cimetière où reposaient déjà le père Valcourt ainsi que tous les  ancêtres de Mélanie (L., p. 117).
    
    
    
    
 
   [26] A. Goulet, « Pas si  simple de refuser l’héritage ! Les exemples d’André Gide et de Sylvie  Germain », dans Studi Francesi, n° 174, 2014, pp. 543-553 (en ligne. Consulté  le 28 avril 2023).
[27] Ibid.
[28] A. Schaffner,  « Entretien avec Sylvie Germain », dans Roman 20-50, n° 39, « Sylvie Germain. Le Livre des Nuits, Nuit-d’Ambre et Etat de sel », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du  Septentrion, 2005, p. 109.
[29] B. Gervais, La Ligne brisée, Op. cit., p. 45.
[30] G. Bachelard, L’Eau  et les Rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José  Corti, 1941, p. 213.