Le phylactère : de porte-voix à porte-média
- Eric Bouchard
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Fig. 6. P. Simmonds, Tamara Drewe, 2007

Fig. 7. P. Simmonds, Tamara Drewe, 2007

Fig. 8. P. Simmonds, Tamara Drewe, 2007

A cette « coupure » inaugurale s’ajoutent plus loin d’autres « supports étrangers » : manuscrits de Nicholas que lit Beth et correspondance qu’elle rédige pour lui, coupures de Loin de tout, la chronique mondaine de Tamara, ou de revues à potins que lisent les adolescentes, couvertures de livres et de disques, prospectus, pages Internet, photos prises à l’aide des téléphones cellulaires, lettres, courriels et autres messages textes que s’échangent les personnages. Ces divers éléments s’intègrent naturellement dans l’espace des planches, dans un déploiement de mises en page complexes qui ne sacrifient rien à la fluidité et au sens de lecture. En somme, au-delà du fait que la vignette soit souvent elle-même un espace textuel, elle peut aussi être l’image d’un autre support textuel.

Ainsi, dans la planche en figure 6, s’il peut être difficile de déterminer si la première vignette ne compte que la première image ou également le pavé de texte qui figure à sa droite, leur disposition horizontale pouvant tout à fait évoquer une bande de deux vignettes, il apparaît sans équivoque que l’extrait du manuscrit de Nicholas et le commentaire de Beth qui y est superposé sont intégrés à la planche en tant que vignette (en fait, le post-it pourrait même être vu comme une vignette incrustée dans la vignette du manuscrit, étant donné qu’il s’agit d’un énonciateur différent). Cependant, la nature vignettale des pavés textuels de la narration de Beth semble se confirmer par la suite : encore une fois, si l’image montrant Beth qui vient de comprendre qu’elle est celle dont il est question dans le manuscrit pourrait éventuellement constituer une vignette avec le paragraphe qui figure en-dessous, le paragraphe suivant, qui amène une nouvelle péripétie, soit l’irruption du personnage d’Ingrid et sa demande de jumelles pour observer les oiseaux, s’affirme clairement en tant que tel. En effet, ce paragraphe-vignette est à la fois en relation avec la large vignette à sa gauche, qui montre Ingrid jumelles en mains, et la petite vignette au-dessous, qui montre les oiseaux observés. Par ailleurs, le fait que le saut entre les deux paragraphes coïncide avec la gouttière entre les bandes 2 et 3 paraît renforcer la nature vignettale de ceux-ci.

 

Du phylactère à la syntaxe tabulaire

 

Cela dit, ce brouillage de la frontière entre vignette et récitatif, puis vignette et support, se transpose également d’une certaine manière dans l’espace du phylactère, qui, comme nous l’avons vu dans Annie Sullivan and The Trials of Hellen Keller, peut élargir sa stricte nature textuelle pour acquérir une fonction énonciative. Dans Tamara Drewe, cette énonciation peut se faire au moyen d’une syntaxe plus élaborée : pour ainsi dire, c’est le support bande dessinée qui peut y être énoncé, le phylactère pouvant y être envisagé de la même manière que la planche.

Dans la planche en figure 7, où Tamara rencontre son prochain amant, Ben Sargeant, ex-batteur du groupe rock Swipe, le second phylactère de pensée de Tamara est constitué, ainsi que la planche, de collages. D’une part, ce phylactère présente une juxtaposition d’une vignette de texte et de photos à la manière d’un strip ; d’autre part, la texture de fond de la bande verticale à gauche semble mimer le liège d’un babillard ou le grain d’une page de scrapbook sur lequel seraient épinglées ou collées coupure de presse et images de couverture d’albums. Il est aussi intéressant de constater que cette bande verticale semble se poser en relation avec l’ensemble des cases à sa gauche, comme une extension des pensées de Tamara. Bref, ces deux espaces constituent en quelque sorte des mises en abyme du procédé à l’œuvre dans l’album, soit de collecter des images issus de supports différents, et l’on constate en outre que ce sont ici phylactère de pensée, case et strip qui paraissent posés comme équivalents.

La planche en figure 8 montre quant à elle ce rapport d’équivalence s’affirmer de manière encore plus radicale : ici, c’est la bande dessinée en tant que forme d’énonciation qui est mise en abyme à l’intérieur d’un phylactère de pensée. Lorsque Nicholas se remémore sa première rencontre avec Tamara, alors « publicity girl » remplaçante, un phylactère de pensée vient carrément subtiliser l’espace de la planche, puisqu’il en contient lui-même une, dans lequel Nicholas s’offre – pour une fois – le luxe de la narration. Ce procédé est à nouveau utilisé quelques pages plus loin, où un phylactère de pensée contient cette fois trois planches, au centre des deux dernières étant d’ailleurs collée la coupure d’une des chroniques de Tamara, qui porte justement sur la scène dans laquelle elle est incluse, telle une double mise en abyme énonciative.

Bref, en assimilant textes et images issus de différents supports à des vignettes, Simmonds réussit à mettre en scène le conflit de la diversité des moyens d’écriture et des interfaces de communication en lui proposant une solution structurelle unifiée, soit en envisageant l’espace tabulaire, la planche, en tant qu’espace de collage – le phylactère de pensée étant de surcroît envisagé de la même manière que la planche.

Plus largement, les remises en question de la frontière texte/image dans ces deux albums catalysent le constat que la stricte question vocale, en référence à l’invention d’Edison, ne saurait à elle seule rendre compte du levier énonciatif que constitue le phylactère. En effet, ce dernier devient plus largement un espace d’énonciation, où, en plus du texte, peuvent finalement être enchâssés l’un ou l’autre des constituants de la bande dessinée : signes, images, cases, voire planches. En termes syntaxiques, nous pourrions dire que le phylactère peut acquérir dans la case la fonction de subordonnant, ce mot-outil qui permet d’enchâsser une phrase dans une autre – la syntaxe nous apprenant par ailleurs que ce principe est récursif, ce procédé pouvant se répéter à l’infini… Voilà qui laisserait entrevoir bien des vertiges.

 

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