Le phylactère : vers un espace linguistique
Rappelons d’abord brièvement l’identité de l’Américaine Helen Keller (1880-1968). Frappée par une maladie (peut-être la scarlatine) vers dix-neuf mois, elle devient sourde et aveugle, état de privation sensorielle quasi-complet l’ayant empêchée d’acquérir une langue maternelle comme les autres enfants. Keller se retrouve donc par rapport au monde pratiquement dans un état de tabula rasa : la seule manière dont elle peut entrer en contact avec le monde et les gens qui l’entourent se produit par le toucher, et ajoutons que sa mère, désemparée, a tendance à satisfaire ses moindres caprices, ayant en quelque sorte renoncé à son éducation. Ainsi, cette personne vit sa prime enfance dans un état de quasi-sauvagerie, au sein de ténèbres où les bras de sa mère et la présence d’une poupée de chiffon constituent sans doute les seuls éléments de réconfort, et où l’intrusion d’un élément étranger, comme le toucher d’une personne inconnue, peut susciter en elle la peur et le rejet.
On connaît cependant moins Annie Sullivan (1866-1936), l’éducatrice qui apprend à lire, à écrire et à parler à Helen Keller – qui pour ainsi dire la « met au monde ». En fait, c’est Alexander Graham Bell lui-même, après avoir examiné Keller à l’âge de six ans, qui recommande à ses parents cette diplômée de l’institut Perkins pour aveugles, dirigée par son gendre. Sullivan se voit donc confier la tâche de professeure de Keller, qu’elle côtoiera assidûment pendant 49 ans – soit jusqu’à sa mort [8]. En effet, c’est en lui consacrant sa vie entière que Sullivan réussit à faire sortir cette enfant de sa prison, en bâtissant pour elle un pont entre le langage et le monde, d’abord au moyen de l’alphabet manuel, puis par la langue orale et écrite. Autrement dit, c’est elle qui lui donne un espace de communication.
Dans Annie Sullivan and The Trials of Hellen Keller, Joseph Lambert mène cette histoire au sublime en se donnant pour tâche de représenter graphiquement l’évolution du rapport cognitif de Keller à la communication, au fur et à mesure de son apprentissage du langage, dans une surprenante union du fond et de la forme.
Ainsi, dès la première planche de l’album, on peut voir cet état de tabula rasa dans lequel Keller se trouve, soit le monde tel qu’elle se le représente. Bien sûr, l’univers est muet : les espaces textuels sont absents. En outre, tout ce qui environne le personnage de Keller est dépeint en noir – est dépourvu de signification –, les seuls éléments représentés étant elle-même, et ce avec quoi elle est en contact physique immédiat, par ailleurs coloré de la même manière qu’elle, soit gris, la couleur symbolisant l’indifférence, ce qui se justifie aisément du fait que la sensation tactile constitue pratiquement sa seule interface au monde. Autrement dit, l’essentiel de ce à quoi elle touche n’est pas fondamentalement différencié de sa propre personne, de manière similaire à un enfant n’ayant pas – pour reprendre la terminologie de Jean Piaget – atteint le stade cognitif de permanence de l’objet (qu’il atteint pourtant généralement au terme de sa première année de vie), soit « la connaissance (…) que les objets qui l’entourent existent à l’extérieur de lui, mais aussi et surtout, qu’ils continuent d’exister, même s’il ne les perçoit pas via l’un de ses cinq sens » [9]. Cet aspect est corroboré par le fait que, sur le plan esthétique, les contours des formes sont brouillés, indéterminés, comme si la limite entre ce qui relève de sa propre individualité et du monde extérieur était pour elle difficile à définir. Néanmoins, on remarque aussi que certains éléments sont de couleurs différentes : quelque chose à manger, quelqu’un d’autre ; soit ce qui peut représenter quelque chose pour elle (ici, le goût et une force d’opposition). En somme, Lambert présente le point de vue intérieur de Keller d’une manière exclusivement signifiante, et on comprend par le lexique graphique dépouillé que ce qu’elle perçoit du monde lui offre alors peu de signification.
Dans l’extrait en figure 1 sont maintenant opposés le point de vue de Keller et celui de la narration, assuré par Sullivan. La séquence présente la première scène-clé de l’apprentissage de Keller : celle où elle apprend à signer son premier mot complet. Pour ce faire, Sullivan la prive de sa poupée, pour l’obliger à recourir au langage pour la lui demander, alors que celle-ci ne comprend pas encore l’idée que toute chose possède un mot pour la désigner. Face à Keller en colère, Sullivan lui fait d’abord reconnaître une séquence de quatre signes, correspondant aux quatre lettres du mot « doll » (case 3), séquence que Keller s’efforce de reproduire afin de ravoir sa poupée (case 4), pour ensuite laisser exploser sa colère (case 7).
En case 3, côté Keller, les lettres signées, bleues, extensions signifiantes de la main de Sullivan, s’étalent dans le haut de la case comme sur un tableau noir, évoquant ainsi le discours de l’enseignant adressé à l’élève. Mais la particularité de ce mot énoncé est qu’il l’est directement dans l’univers de Keller, donc se passe de l’intermédiaire du phylactère. Comme l’univers de Keller n’est que tactile et que le langage passe par le toucher, il y a renversement du rapport d’inclusion de l’espace textuel du phylactère dans l’espace visuel : ici, c’est la case entière qui devient phylactère, à l’intérieur duquel s’inscrit le personnage. Keller « baigne » littéralement dans le langage, bien qu’elle n’ait pas encore de son côté assimilé cette réalité, et le monde tel que se le représente Keller vient confirmer son statut d’espace de représentation.
Tout juste après, en case 4, du côté du point de vue narratif de Sullivan, en signant, Keller énonce un mot ; comme il s’agit pour elle de sa manière de s’exprimer, ces signes apparaissent donc au sein de phylactères. Ainsi, cette solution graphique avancée par Lambert vient enrichir le phylactère en tant qu’espace textuel : il serait finalement à même de citer toute langue naturelle, qu’elle soit orale ou signée [10]. Il conviendrait de signaler ici que présenter une image plutôt que du texte au sein d’un phylactère n’est pas un procédé neuf, tant il a abondamment été employé dans les œuvres de bande dessinée muette ou humoristique depuis plusieurs décennies ; cependant, l’image est plus souvent qu’autrement employée comme symbole, métaphore ou indice du discours du personnage (la fameuse tête de mort figurant une invective, par exemple), alors qu’ici, il est question de signes linguistiques figurant directement une parole signée [11].
En deux cases, Lambert a donc posé, d’un point de vue signifiant, la case et le phylactère comme des espaces d’énonciation équivalents. Ce constat plonge par ailleurs le lecteur de la bande dessinée dans une savoureuse mise en abyme le renvoyant à sa propre condition, cette bande dessinée se trouvant du même fait réaffirmée comme interface du langage du récit. En somme, ce dispositif fait du lecteur un alter ego de Keller, qui se voit enseigner l’histoire de celle-ci.
[8] « Keller Helen - (1880-1968) », Encyclopædia Universalis (en ligne. Consulté le 9 août 2021).
[9] « Permanence de l’objet », Wikipedia.fr (en ligne. Consulté le 9 août 2021).
[10] Un enfant (même entendant) apprenant comme première langue une langue signée (de parents sourds, par exemple) verra sur le plan cognitif – pour reprendre la théorie de la grammaire universelle de Noam Chomsky – se fixer dans son cerveau les mêmes paramètres syntaxiques, sémantiques, etc. (exception faite des paramètres phonologiques, ceux-ci se trouvant transposés sur le plan visuo-gestuel) qu’un enfant apprenant une langue orale. Ainsi, les langues signées sont considérées comme des langues naturelles au même titre que celles orales.
[11] En fait, Helen Keller n’utilisera jamais l’American Sign Language (ASL), qu’elle jugera plus tard inadapté aux sourds aveugles. Au XIXe siècle, l’éducation des enfants sourds est encore largement fondée sur l’oralisme ; Annie apprend donc plutôt à Helen l’anglais, signé à l’aide d’un alphabet manuel.