Le phylactère : de porte-voix à porte-média
- Eric Bouchard
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Fig. 5. P. Simmonds, Tamara Drewe, 2007

Tamara Drewe : des rapports sens dessus dessous ?

 

Dans Gemma Bovery (1999), œuvre inspirée très librement du roman de « mœurs de province » de Gustave Flaubert, Posy Simmonds développe un système de narration très personnel, entre roman illustré et bande dessinée. Dans un entretien au journal genevois Le Temps, l’autrice explique qu’en 1996, son employeur, le journal londonien The Guardian, lui propose de créer un feuilleton : on lui donne une colonne étroite et cent épisodes. Pour pallier les contraintes du format, elle commence à insérer des textes entre les vignettes et les strips, textes dont elle finira par systématiser l’usage pour la description d’ambiances ou l’évocation d’éléments du passé, alors que les séquences de bande dessinée sont imparties aux images « fortes », notamment lors des scènes de conflits entre les personnages [12]. Ainsi, Simmonds a été confrontée à certaines contraintes éditoriales matérielles qui l’ont amenée à réfléchir à une nouvelle cohabitation ou hybridation des récitatifs et des images (ou des séquences d’images). Ici, il est davantage question d’une alternance de supports narratifs, récitatifs et séquences en bande dessinée étant chacun associé à une « catégorie » narrative.

Cette réflexion sur le rapport texte/image continue cependant d’évoluer dans Tamara Drewe (2007), son œuvre suivante, un récit à la croisée des genres, qui, en mêlant les voies de la littérature et de la paralittérature, propose une brillante satire de l’institution littéraire. En fait, cet album échappe lui aussi au cadre formel conventionnel d’une bande dessinée : bien que son récit s’offre essentiellement à la lecture sous forme d’images juxtaposées, aux traditionnelles vignettes se joignent à nouveau pavés de texte, mais aussi représentations de différents régimes d’écriture et supports de l’imprimé. Les images qui composent cette œuvre sont autant des dessins – des images de l’espace fictionnel –, que des images d’autres supports… souvent textuels.

 

Un conflit de littératures

 

Le récit se déroule dans un village britannique en voie de gentrification, et plus précisément autour de l’ancienne ferme Stonefield, transformée en retraite de travail pour écrivains. Ce lieu idyllique, censé apporter toute la tranquillité requise à ses auteurs en résidence – dont Glen, un prof d’université en panne d’inspiration –, est dirigé par un couple de cinquantenaires : Beth et son mari Nicholas, « auteur de romans à gros tirages et d’adultères à répétition » [13]. Ce petit univers est secoué par le retour de Londres de la jeune Tamara Drewe, qui reprend possession de la maison familiale à la suite du décès de sa mère. Tamara n’est cependant plus la petite campagnarde d’autrefois, son énorme pif ayant été avantageusement raboté pour laisser place à un chic petit nez glamour, laisser-passer idéal pour frayer dans les milieux du jet-set londonien, matière dont elle alimente la chronique mondaine qu’elle tient dans le journal The Monitor.

Mais le village ne se limite pas à Stonefield et à sa population de rentiers : l’autre secteur, plutôt défavorisé, se compose principalement de mères de famille monoparentales assistées sociales et de leurs adolescents désœuvrés. Or, voilà qu’en plus de susciter les jalousies et désirs des membres de la petite communauté d’auteurs, le personnage de Tamara provoque également un effet non-négligeable sur ces adolescents, et plus particulièrement sur les personnages de Casey et Jody, grandes consommatrices de revues à potins, qui voient dans la présence de la chroniqueuse une certaine forme d’accession directe à leur principal fantasme : l’univers des gens riches et célèbres.

 

Collages narratifs et images textuelles

 

Le récit est ainsi construit sous la forme d’un collage, qui s’articule à des niveaux divers. D’une part, avec la narration chorale, le récit présentant les évènements du point de vue de quatre narrateurs-personnages : Beth, Glen et Casey, qui offrent chacun des monologues détaillés, alors que les pensées intimes de Tamara sont rapportées dans les chroniques qu’elle rédige pour The Monitor.

En outre, sur le plan tabulaire, ces monologues ne se suffisent pas à eux-mêmes : ils sont illustrés d’un tableau, d’une case unique ou d’un strip, équilibre factuel ou événementiel du témoignage subjectif. En fait, ces pavés de textes, du fait de leur interdépendance avec les images environnantes, s’affirment comme des vignettes de texte : leur inscription dans le continuum tabulaire surdétermine visuellement, matériellement, leur nature textuelle, surdétermination renforcée par le fait que chacun des trois narrateurs possède sa propre police de caractère. Par un jeu métaphorique simple fondé sur l’identité typographique, Simmonds révèle les enjeux d’écriture qui animent ces narrateurs : le Times, associé au classicisme scriptural, paraphrasant le rôle de secrétaire de Beth, qui met en forme les manuscrits de son mari ; l’Helvetica, née sous l’impulsion de courants tels le Bauhaus, insistant sur le formalisme et le fonctionnalisme, appuyant la réalité académique et austère du professeur d’université ; et enfin, le Comic Sans, une typographie populaire, développée à rebours des standards institutionnels et vertement critiquée par les puristes de la typographie, renforçant le statut de Casey, dont les outils fictionnels sont paralittéraires (presse people, textos, etc.).

D’autre part, au-delà de son « corps de bande dessinée », le discours visuel de Tamara Drewe intègre quantité d’autres supports d’information, se rapprochant en cela du scrapbook, album vierge servant à accueillir coupures de presse, collections ou collages d’images, etc. Le ton est donné dès l’incipit (fig. 5), une petite annonce de la retraite de Stonefield étant encerclée à la main d’un feutre rouge et déchirée de son support, soit la matière du journal, pour être reportée dans l’espace vierge de la planche. Cette coupure de presse, en plus de payer son tribut à la trame du roman dont Tamara Drewe est librement inspiré – Far from the Madding Crowd (1874), de Thomas Hardy –, devient, par voie de métaphore, coupure ontologique du média bande dessinée, qui de collecteur d’images et de textes devient collecteur de supports d’images et de textes.

 

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[12] Ariel Herbez, « Bande dessinée. Des écrivains hachés menu », Le Temps, 13 décembre 2008, (en ligne. Consulté le 9 août 2021).
[13] Résumé de l’éditeur.