Résumé
Thierry Smolderen (2006) présente l’intrusion du phylactère dans un strip resté célèbre du Yellow Kid de Richard Outcault comme la mainmise de l’audio-visuel sur la bande dessinée, en raison de son apparition concomitante aux débuts de l’enregistrement sonore sur support mécanique. Bien que cette analyse éclaire de manière perspicace la nature du phylactère, il ne faut pas négliger l’idée qu’il est justement question de support ; ainsi, réduire le phylactère à son aspect vocal ne saurait rendre compte du levier énonciatif qu’il constitue. A partir de The Trials of Annie Sullivan & Hellen Keller (2012) de Joseph Lambert et Tamara Drewe (2007) de Posy Simmonds, il sera montré comment le phylactère devient plus largement un espace d’énonciation, où, en plus du texte, peuvent finalement être enchâssés l’un ou l’autre des constituants de la bande dessinée : signe, image, cases, voire planche. En termes syntaxiques, nous pourrions dire que le phylactère peut acquérir dans la case la fonction de subordonnant.
Mots-clés : phylactère, porte-média, espace, rapport texte/image, énonciation
Abstract
Thierry Smolderen (2006) presents the intrusion of the speech balloon – in a strip remained famous from Richard Outcault’s Yellow Kid – as the stranglehold of the audio-visual on comics, due to its concomitant appearance with the beginnings of sound recording on mechanical support. While this analysis is very insightful about the nature of the balloon, we must not overlook the idea that it is precisely a question of support ; thus, reducing the balloon to its the vocal aspect could not account for the enunciative lever it constitutes. From The Trials of Annie Sullivan & Hellen Keller (2012) by Joseph Lambert and Tamara Drewe (2007) by Posy Simmonds, it will be shown how the speech balloon more broadly becomes a space of enunciation, where, in addition to the text, can finally be embedded one or the other of comics’ constituents: sign, image, panel, even page. In syntactic terms, we could say that the balloon can acquire in the panel the function of a subordinator.
Keywords: speech balloon, media holder, space, text/image relationship, enunciation
Cet article se propose d’interpréter certaines évolutions du rapport entre texte et image en bande dessinée comme un ensemencement spatial, qui, à la manière d’un cheval de Troie, a progressivement mené à l’instauration d’un nouveau niveau d’énonciation à l’intérieur de la vignette de bande dessinée, ainsi que nous le constaterons à la lecture de deux bandes dessinées contemporaines.
Pour schématiser l’évolution de ce rapport en bande dessinée, nous prendrons sans surprise comme point de référence les histoires en estampes du Suisse Rodolphe Töpffer, créées de 1831 à 1844, où chaque vignette est composée d’un espace iconique et d’un espace textuel au bas de celui-ci, désigné communément aujourd’hui en tant que récitatif, soit l’espace de la voix du narrateur venant compléter ce qui est montré. Ainsi que l’exprime cette formule restée célèbre employée par l’auteur pour définir ses œuvres :
Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose d’une série de dessins autographiés au trait. Chacun de ces dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien [1].
Or, s’il est vrai que le rapport spatial entre ces deux composantes n’est pas forcément fixe – l’emplacement de la ligne de démarcation entre celles-ci étant mobile sur le plan vertical, et l’auteur jouant souvent de manière volontaire de cette mobilité [2] –, image et récitatif forment deux espaces généralement exclusifs au sein d’une vignette.
Considérons que c’est cette pratique qui se poursuit, consciemment ou non, tout au long de la période des illustrés et autres images d’Épinal, mais qu’une redéfinition de ce paradigme texte/image en bande dessinée survient le 25 octobre 1896, lorsque paraît dans le supplément illustré du New York Journal la planche The Yellow Kid and His New Phonograph de Richard F. Outcault. En effet, c’est dans celle-ci que le phylactère aurait fait sa première apparition en bande dessinée, plusieurs historiens américains la tenant d’ailleurs pour « la première page authentique de bande dessinée », ainsi que la rappelle Thierry Smolderen dans le chapitre « Du label à la bulle » [3] de son ouvrage Naissances de la bande dessinée, dans lequel il livre une instructive démonstration de la manière dont l’introduction de la bulle en bande dessinée est intimement liée à l’invention du phonographe de Thomas Edison.
Smolderen précise que, malgré le fait que des phylactères soient par exemple déjà employés par Outcault dans sa série de dessins d’humour Hogan’s Alley, qu’il anime depuis 1894, et au sein de laquelle nait d’ailleurs le personnage du Yellow Kid, la nature de ceux-ci ne diffère pas de l’emploi qui en est fait dans l’univers de la satire graphique anglophone depuis le XVIIe siècle, qui emprunte elle-même cet élément de l’imagerie médiévale. En effet, la fonction des banderoles aux extrémités enroulées des Ars moriendi comme celle des labels des caricatures britanniques reste selon l’auteur la même : participant à la « nature emblématique » des « tableaux figés » dans lesquelles elles figurent, elles font office de discours d’autoprésentation de ceux-ci, ou de clés d’interprétation, se rapprochant en cela d’éléments de rébus à déchiffrer ; l’auteur précise d’ailleurs que les auteurs n’ont à ce moment pas l’idée d’employer le phylactère en bande dessinée, même s’ils en connaissent l’usage, car il serait incompatible avec la nature « narrative » de cette dernière.
La nouveauté du phylactère dans The Yellow Kid and His New Phonograph, c’est que le sens du texte qu’il contient est autonome : si celui du label ne pouvait se comprendre qu’en tenant compte du titre ou de la légende d’une image, la bulle « semble en mesure de se libérer de ce cadre. Elle flotte en toute liberté, en toute autonomie dans l’image » [4]. Le parallèle dressé par Smolderen est éloquent :
Les spécialistes de l’histoire des médias qui se sont intéressés à l’impact culturel du phonographe décrivent l’expérience de la machine parlante comme une « nouvelle forme de citation », combinant l’expérience auditive avec une nouvelle forme d’inscription. [Une] nouvelle façon de mettre la parole humaine entre guillemets […] [5].
Bien que, comme le signale l’auteur, il faudra quelques années avant que s’installe et se généralise le procédé, la bulle pourra désormais figurer le dialogue libre entre les personnages, soit une parole réifiée.
Ainsi naît un nouvel espace textuel au sein de la composante visuelle de la vignette. Là où un espace de récitatif pouvait s’adjoindre à celui de l’image pour construire le sens de ce qui est énoncé par une vignette, le phylactère peut dorénavant inscrire un, voire plusieurs autres énonciateurs au sein de cet énoncé. Autrement dit, cette révolution du récitatif à la bulle peut être perçue comme une pénétration de l’espace textuel dans l’image.
Aujourd’hui, les frontières entre l’espace visuel et ces deux espaces textuels semblent cependant s’être brouillées, ainsi que nous pourrons l’observer au regard de deux albums contemporains tournant autour des thèmes du langage, de l’écriture et de la communication : Annie Sullivan and The Trials of Hellen Keller [6] de Joseph Lambert et Tamara Drewe [7] de Posy Simmonds.
[1] Rodolphe Töpffer, « Notice sur l’Histoire de M. Jabot », dans Monsieur Jabot, Genève, Bibliothèque universelle de Genève, 1837.
[2] A ce titre paraît emblématique la fameuse planche 24 de l’Histoire d’Albert, où cette frontière grimpe de manière progressive le long des 18 vignettes de plus en plus étroites de la bande, soit à mesure qu’augmente le taux d’alcool dans le sang des personnages (et que le texte devient progressivement illisible).
[3] Thierry Smolderen, « Du label à la bulle : la création d’une scène audiovisuelle sur le papier », Naissances de la bande dessinée : de William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009, pp. 119-127.
[4] Ibid., p. 124.
[5] Ibid., p. 125.
[6] Joseph Lambert, Annie Sullivan and the Trials of Hellen Keller, New York, Hyperion Books, 2012 ; traduction française par Sidonie van Den Dries : Joseph Lambert, Annie Sullivan et Helen Keller, Paris, Cà et là, 2013.
[7] Posy Simmonds, Tamara Drewe, London, Jonathan Cape, 2007 (n. p.) ; traduction française par Lili Sztajn : Posy Simmonds, Tamara Drewe, Paris Denoël Graphic, 2008.