La genèse imagée comme mode énonciatif.
Lorsque la collection « Musées secrets »
(éditions Flohic) fait écrire à partir d’images

- Anne Reverseau
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Fig. 7. J. Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, 1997.
J. Constable, Etude de nuages à Hampstead, 1821

Fig. 8. J. Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, 1997.
J. Constable, Stoke-By-Nayland, 1829

Un autre élément marquant du travail iconographique de la collection va aussi dans ce sens. Ce que nous avons appelé jusque-là « synchronisation » ou « désynchronisation » entre texte et image nous rappelle combien importent les usages que nous faisons des images plus que les images elles-mêmes. Synchroniser l’image avec le texte, c’est-à-dire faire en sorte que le lecteur ait sous les yeux l’image évoquée par l’auteur au moment où le texte la mentionne, comme c’est le cas dans les ouvrages de Philippe Delerm ou de Marie Redonnet [62], par exemple, est une façon d’expliciter et d’appuyer le processus de genèse imagée. Mais une utilisation plus fine du dispositif illustratif permet de figurer la genèse imagée de façon peut-être plus fidèle à son fonctionnement réel chez les écrivains. Aux exemples déjà évoqués de synchronisation, on peut ajouter celui de Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, qui fait souvent intervenir en page de gauche une image évoquée dans le texte à droite sans que la référence soit directe. La description « Les nuages, blancs, nets, pleins, cotonneux, souples, arrondis, surgissaient au bord de la montagne, poussés par le vent paisible, dans l’air transparent, vitre propre, clair » [63] répond en effet à « Etude de nuages à Hampstead, 1821 », tableau reproduit à gauche (fig. 7). Le texte vient pourtant vite brouiller ce phénomène de reconnaissance créé par la maquette :

 

Sans cesse, quand de nouveau un de ces nuages se présentait hésitant dans son champ de vision, il avait d’abord le sentiment de le reconnaître. Chaque nuage lui donnait pour commencer un sentiment de déjà-vu [64].

 

Jacques Roubaud semble ainsi jouer avec le lecteur : le phénomène de genèse imagée est plus complexe que ne le laisse penser un dispositif illustratif synchronisé, trop univoque. L’image mentale si importante pour lui n’est peut-être pas une image réelle, ni une image unique : elle peut prendre la forme d’un palimpseste de plusieurs images, d’une image rêvée ou inventée. Le fait de souligner ou de mettre en gras, dans le texte, le terme « nuage » va dans le même sens. A la lecture, on perçoit ce soulignement comme une façon de renvoyer aux images en page de gauche, comme une forme d’hyperlien avant l’heure (on est en 1997), mais avec le recul, cette insistance sur le terme « nuage » semble plutôt une façon de faire émerger un concept de « nuage » au-delà des singularités des représentations de nuages chez Constable, une façon de prendre de la distance, une fois de plus, avec le dispositif illustratif en face à face. « Nuages », en gras, est ainsi un troisième terme, une idée à la fois visuelle et verbale mais non représentée de nuage, comme le suggère précisément la syntaxe de la phrase qui se clôt sur le terme « nuages », au pluriel, en dernière page du livre (fig. 8).

La non-synchronisation, voire la désynchronisation complète des images et du texte, dans la collection « Musées secrets » nous semble parfois exprimer plus justement qu’un rapport illustratif en face à face le fonctionnement de la genèse imagée, la façon dont l’image « agit » sur l’écriture, comme le dit Bredekamp, à retardement, de façon indirecte ou encore non référencée.

L’exemple de Roubaud, encore une fois, montre la subtilité du phénomène de genèse imagée de l’écriture. Confronté aux tableaux de Constable pour l’écriture de Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, Jacques Roubaud voit se lever les images mentales de son enfance : « par pans entiers, les images de son passé, qui s’étaient refusées à lui si obstinément depuis qu’il avait entrepris, volontairement, de se ressouvenir, par vagues successives l’envahirent » [65]. C’est là l’effet puissant et concret d’une relation intermédiale installée de longue date par des objets on ne peut plus concrets, des reproductions de tableaux accrochées au mur, souvenirs comme rappelés, dans un phénomène proche des résurgences proustiennes, par la fréquentation de reproductions modernes.

Cet exemple de Roubaud soulève la question de la continuité entre image concrète et image intérieure dans la genèse imagée. Il semble illustrer la position de Hans Belting qui fait de l’activité d’imagination un constituant de l’image en avançant qu’une image extérieure ne trouve de réelle existence qu’à être intériorisée [66]. L’exemple de la puissance imageante des tableaux de Constable montre ainsi les interactions nombreuses entre production collective et appropriations subjectives en matière d’images.

La collection pilotée par Catherine Flohic dans les années 1990 cherchait à dire quelque chose d’une relation, à mettre en scène un entre-deux, une intermédialité au sens propre, c’est-à-dire une intermédialité en acte. Il s’agissait de faire l’expérience d’un discours libre sur l’art, mais le propos était moins ce que les écrivains pouvaient dire de l’art que face à l’art.

Ces cartes blanches, véritable cadeau d’une éditrice passionnée par les rapports texte/image, et la contrainte d’un texte imagé ont engagé les écrivains concernés sur d’autres voies. Les écrivains se sont saisis de ce prétexte pour explorer des thèmes chers, notamment la question de l’écriture. L’image est le support de discours variés : commentaires érudits de documents, plongées descriptives, décors d’une fiction, outils d’exploration d’un personnage ou encore points de départ à une réflexion poétique ou théorique. La genèse imagée a alors autorisé une grande souplesse. L’absence d’attente générique a permis des glissements, ce qui a donné lieu à des textes difficiles à vendre, puisqu’ils échappent à des catégories fixes [67].

Les textes évoqués dans ce travail appartiennent à l’espace singulier de la collection « Musées secrets » qui les contient comme un écrin. Ils ont néanmoins bien souvent été repris ailleurs, souvent sans l’accord de leur éditrice première, et parfois sans les images. Ils ont ainsi au fil du temps rejoint d’autres textes, une œuvre, sans que leur genèse imagée soit un frein ou un accélérateur à cette intégration. Les textes de « Musées secrets » ont alors connu le même destin que bien des textes d’ateliers, textes collectifs ou fragments d’écriture expérimentale : parfois oubliés dans des recueils circonstanciels ou des collections confidentielles, parfois repris dans des ensembles autres sans mention de leurs conditions d’apparition. Il faut en tout cas noter qu’écrire à partir d’images et avec des images – ce que signifie pour nous « genèse imagée » – favorise chez les écrivains les expérimentations, les pas de côté, en un mot la liberté.

 

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[62] M. Redonnet, Villa Rosa, Charenton, Flohic éditions, 1996.
[63] J. Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, Op. cit., p. 13.
[64] Ibid., p. 13.
[65] Ibid., p. 77.
[66] H. Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004, notamment pp. 32-33.
[67] Catherine Flohic estime d’ailleurs qu’une telle collection serait absolument impossible aujourd’hui, tant en raison des coûts iconographiques que de la difficulté à vendre en librairie des livres aussi inclassables.