Si au fil de l’ouvrage, on observe une montée du discours savant, notamment dans les chapitres 3 et 4 qui mettent en scène des personnages d’universitaires comme M. Goodman, admirateur de Constable, qui se rend exprès dans le sud de l’Angleterre, Jacques Roubaud livre ici le témoignage fort d’une relation intime à la peinture. En tenant à distance la posture du savoir, son discours est à la fois biographique et lyrique.
Ciel et terre et ciel et terre, et ciel est la présentation la plus concrète qu’on puisse imaginer d’une relation. Roubaud y dit admirablement comment l’œuvre d’un peintre est son « territoire mental […], son pays d’enfance imaginaire » [53], et surtout comment cet espace imaginaire peut devenir celui d’un écrivain par une fréquentation assidue des images. Comme l’ensemble de la collection mais de façon particulièrement claire sous la plume de Roubaud, les textes écrits pour « Musées secrets » présentent une intermédialité agissante, c’est-à-dire qu’ils mettent en scène l’activité de médiation de l’image pour l’écrivain.
Les illustrations comme trace de la genèse imagée ?
Il faut revenir, pour finir, sur l’espace occupé par les images elles-mêmes dans la collection « Musées secrets ». Les 32 images qui peuplent les pages de gauche de chaque ouvrage témoignent-elles de la genèse des textes ? Sont-elles des traces, au sens d’indices, d’une action des images réelles sur les images mentales et sur l’écriture ?
Même sans avoir la possibilité de mener une étude des brouillons de chacun des livres, une rapide conversation avec l’éditrice nous convainc de la difficulté à répondre à une telle question. Il existe en effet, dans le traitement des illustrations et l’investissement dans la création des livres, des différences trop importantes parmi les auteurs ayant collaboré à « Musées secrets ». Catherine Flohic cite par exemple plusieurs auteurs particulièrement investis dans le travail illustratif : Fernando Arrabal, qui a choisi lui-même les images du Frénétique du spasme [54], Philippe Delerm qui écrit véritablement face aux images, ou encore Pascal Quignard qui avait en tête et chez lui toutes les images à publier. La plupart des autres auteurs ont simplement suggéré quelques tableaux à utiliser pour l’illustration. Le rôle de l’éditrice dans l’illustration de cette collection est donc très important. Il est aussi primordial pour répondre à l’objectif fixé, celui de la rencontre entre un artiste et un auteur. Le passage entre l’univers visuel d’un peintre et celui d’un écrivain et sa mise en texte au sens le plus large – ce que nous appelons intermédialité agissante ou l’intermédialité en acte – sont, dès lors, des postulats d’éditeur plus que d’auteurs. C’est là en tout cas l’ambition de la collection.
Dès lors, il n’est pas étonnant de retrouver dans différents ouvrages de la collection des façons de mettre en valeur tel ou tel détail. Si la maquette de « Musées secrets » est traditionnelle à de nombreux égards, on repère à plusieurs reprises des jeux de répétition et de variations avec les images. Il s’agit en particulier d’apparitions progressives d’une image par un détail, ou au contraire, d’un détail revenant, après la vue d’ensemble d’un tableau. Dans le livre sur Vermeer et sur La Tour, le détail arrive avant le tableau complet. Dans Patience et songe de lumière, signé Sylvie Germain, le lecteur découvre d’abord un détail avant de découvrir Femme à la fenêtre et Le Géographe [55]. Cette technique dynamique souligne le processus d’appropriation d’une image par l’écrivain. Dans une étude détaillée de l’illustration d’une autre collection, « Les Sentiers de la création », Alice Scheer a examiné plusieurs cas de transformation des images intégrées, notamment les recadrages autour d’un détail, chez Butor, Paz ou Picon, comme une façon de faire passer une image d’un imaginaire à l’autre, du peintre à l’écrivain [56].
Faire revenir dans un même livre un même tableau sous forme de différentes images, recadrées, est aussi une façon de souligner que ce qui importe dans la collection « Musées secrets » n’est pas tant le sujet de la peinture, mais le statut d’image en tant qu’élément visuel recadrable, déplaçable et manipulable. La technique, qui est aussi utilisée dans La Nuit et le silence, nous semble d’ailleurs renforcer la position théorique de Pascal Quignard, qu’il assène dans différents essais, à savoir la spécificité de la notion d’« image » trop souvent employée comme synonymes de « peinture » ou de « toile ». Dans son livre sur La Tour, il rappelle ainsi le sens historique d’images :
Ce ne sont pas des toiles que peint La Tour, mais des images. A Rome, on appelait images les têtes en cire, empreintes sur le visage des morts, qu’on portait lors des funérailles, qu’on rangeait dans une petite armoire dans l’atrium. […]
Les peintures ne racontent pas un récit : elles font silence en demeurant à son affût. Elles transforment la vie en son résumé [57].
Cette position de Quignard est analysée en détail par Bernard Vouilloux qui glose cette déclaration en expliquant que Quignard est « un écrivain de l’image », pas de la peinture ou de l’art [58], et qu’il a pris acte du « tournant anthropologique de l’histoire de l’art » [59].
Cette conception de l’image selon l’usage qui en est fait appartient en effet à l’anthropologie visuelle, et elle est utilisée comme telle en anthropologie esthétique, par exemple chez Christian Malaurie qui définit l’image comme une image « œuvrante ». Cette pensée d’une image opérant tout au long du processus de création rejoint les conceptions de certains historiens de l’art ou philosophes allemands, comme Horst Bredekamp, penseur de « l’acte d’image » [60]. Au cœur de sa théorie – « une phénoménologie de l’image active » [61] –, se trouve en effet l’image considérée comme un artefact doué d’une puissance effective.
[53] Ibid., p. 77.
[54] F. Arrabal, Frénétique du spasme, Charenton, Flohic éditions, 1991.
[55] S. Germain, Patience et songe de lumière, Op. cit., pp. 52-54 et pp. 56-58.
[56] A. Scheer, « Images recadrées et pensées du détail dans “Les sentiers de la création” », dans De l’image à l’imaginaire, Quêtes littéraires, nº 5, Lublin, 2015, p. 165. Elle écrit aussi : « La fragmentation de l’œuvre (c’est-à-dire le choix d’un détail arraché à un cadre initial auquel il ne renvoie plus) se fait avec plus ou moins de violence et donne alors lieu à divers degrés de réappropriation, voire de détournement, de l’œuvre d’autrui par l’auteur » (p. 169).
[57] P. Quignard, La Nuit et le silence, Op. cit., p. 53.
[58] B. Vouilloux, La Nuit et le silence des images, Op. cit., p. 95.
[59] Ibid., p. 98.
[60] H. Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, « Politique et sociétés », 2015. Introduction : « Le problème des images ».
[61] Ibid., p. 17.