La genèse imagée comme mode énonciatif.
Lorsque la collection « Musées secrets »
(éditions Flohic) fait écrire à partir d’images

- Anne Reverseau
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Fig. 2. P. Quignard, La Nuit et le silence, 1995.
G. de La Tour, Le Tricheur, v. 1635

Fig. 3. S. Germain, Patience et songe de lumière, 1993.
J. Vermeer, L’Atelier, 1665

Pascal Quignard, raconte l’éditrice, est le premier à avoir été contacté, et l’ouvrage qui inaugure la collection, sur Georges de La Tour (qui s’appelle La Nuit et le silence dans son nouveau format) répondait alors pleinement à ce que les éditeurs avaient imaginé : on entre dans les tableaux et dans la vie de l’artiste, mais cela est fait avec un « regard personnel » qui est exactement, explique-t-elle avec le recul, « ce dont on pouvait rêver » [14]. On comprend avec ces mots de l’éditrice que si la collection « Musées secrets » ne relève pas à proprement parler de littérature de commande, elle ne suscite pas moins des effets d’attente chez les éditeurs davantage encore que chez les lecteurs.

Ceux-ci auront peut-être en tête, à la lecture des volumes de « Musées secrets », d’autres livres de rencontres entre un écrivain et des œuvres d’art. Parmi ces autres collections d’écrits « imagés », on trouve en premier lieu « Les Sentiers de la création » publiée chez Skira entre 1969 et 1976. L’originalité de ces livres hybrides tenait à ce que l’illustration était prise en charge par les auteurs eux-mêmes, faisant de la collection un terrain d’expérimentation tout autant qu’un espace de réflexion théorique sur l’image et son rôle dans la création littéraire. L’accent mis sur le rôle des images les plus diverses et les plus inattendues rapproche « Les Sentiers de la création » de « Musées secrets », ce qui se sent dans le pluriel des titres de collections. Mais l’énonciation, qui est clairement autobiographique chez Skira, les distingue car, si les ouvrages de « Musées secrets » sont également des « autoportraits », comme l’affirme Catherine Flohic, ils ne le sont que de manière indirecte et presque accidentelle. Dans son texte sur Constable, par exemple, note l’éditrice, Jacques Roubaud dévoile quelque chose de très intime, des pans jamais évoqués de sa vie [15].

« Musées secrets » doit aussi être comparé à d’autres collections de Flohic éditions, comme « L’Intranquille », quiinvitait par exemple un écrivain à commenter une image photographique en noir et blanc, ou d’Argol, comme la collection « Interférences » qui faisait dialoguer un écrivain et un artiste. La collection biographique dont il a déjà été question, « Les singuliers », donne également une grande importance aux images les plus diverses qui peuplent la vie de chacun. La rencontre entre art et écriture, dans les livres conçus par Catherine Flohic, est sa marque de fabrique. Dans le cas de « Musées secrets », plus encore que dans d’autres collections, le rôle de l’éditrice est primordial : chaque livre était une aventure personnelle pour l’auteur, mais aussi pour l’éditrice [16].

Un des héritages possibles de « Musées secrets » est la collection récente « Diaporama » éditée par l’IMEC, à la fois centre d’archives et lieu culturel : à travers des textes qui sont d’abord des conférences, un écrivain est invité à évoquer son écriture par le biais d’images projetées ou imprimées [17]. Dans « Diaporama », les images forment donc des constellations personnelles disparates, comme dans « Les Sentiers de la création », ce qui la distingue de « Musées secrets » dont le matériel iconographique forme des ensembles cohérents. Malgré tout, les deux collections ont en commun de montrer que les auteurs parlent toujours d’écriture, de leur matière personnelle, même lorsqu’ils ont en main et sous les yeux des images.

 

Situation énonciative imagée et diversité des discours

 

Malgré une maquette stable, la découverte de la collection, disions-nous, se fait sans monotonie grâce à une grande variété formelle et à la diversité des situations énonciatives. Il y a en effet dans « Musées secrets » de l’écriture essayistique, de l’écriture de soi, du récit à la troisième personne ou encore de la description en séquences, façon poèmes en prose parfois. Ces catégories sont mouvantes et peuvent évoluer au sein d’un même livre. Le fait d’écrire à partir d’images n’est certes pas en soi un mode de discours, mais nous voudrions voir comment la « genèse imagée » peut constituer une situation énonciative propice à la diversité des discours.

 

Place du discours essayistique

 

Le discours sur l’art de type essayistique constitue sans doute le mode de relation le plus étudié parmi les textes d’écrivains sur l’art. Ce discours critique est bien présent dans la collection « Musées secrets » mais il connaît plusieurs avatars, plusieurs glissements, vers d’autres types de discours.

Certains ouvrages sont en effet de vrais essais, historiques et documentés, comme le livre de Pascal Quignard sur de La Tour, déjà évoqué. Dans le début du texte, il énumère par exemple les différentes interprétations des tableaux en citant les noms de différents commentateurs, comme Charles Sterling, Paul Jamot ou encore François-Georges Pariset [18]. La discussion devient savante et Quignard fait preuve d’érudition lorsqu’il présente les sources du peintre pour la représentation de Saint-François, par exemple [19] (fig. 2).

De même, dans Patience et songe de lumière, son ouvrage sur Vermeer, Sylvie Germain commente les tableaux comme le ferait une brillante historienne de l’art. Son interprétation de L’Atelier (1665), notamment, est convaincante : elle montre dans le détail, sur plusieurs pages, que peindre son atelier est pour Vermeer une manière « d’affirmer l’importance de son art, d’en célébrer la puissance et la spiritualité [20] (fig. 3).

L’ensemble de son discours sur Vermeer est solidement documenté : elle cite plusieurs de ses commentateurs comme Kandinsky ou Claudel et on trouve même des notes finales pour les références [21]. Mais Patience et songe de lumière n’est pas seulement un exemple de discours sur l’art réussi, il est aussi un texte plein d’envolées lyriques. La souplesse de la collection permet en effet la cohabitation de ces deux types de discours. Au sujet de La Jeune femme en bleu, reproduit page 28, Sylvie Germain écrit :

 

Aire plane de la carte faisant signe vers d’autres terres, gravidité du corps faisant promesse d’une autre chair, murmure d’encre et de lumière de la lettre faisant appel à une autre conscience. C’est un emboîtement de l’ailleurs dans l’ici, une inclusion de l’infini dans le fini [22].

 

Son discours sur l’art consiste à mettre des mots sur des images, que ce soit pour décrire ou pour définir. La définition, topos du discours critique, prend chez elle des allures poétiques, notamment par l’anaphore, comme lorsqu’elle revient avec insistance sur le fameux tableau de Vermeer qui ouvre le livre :

 

La Vue de Delft est un miroir où la ville se mire pour y saisir, non le reflet de sa propre beauté mais celui, infini, de l’invisible. La Vue de Delft est un silence où la ville se tait pour écouter […]. La Vue de Delft est un voyage dans l’immensité close au cœur de l’apparence [23].

 

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[14] Entretien téléphonique avec Catherine Flohic, 24 juin 2020.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] La collection « Diaporama » a été lancée en 2019 par l’IMEC pour publier les conférences des écrivains invités dans le cycle « Diaporama ». A ce jour, seul le livre de Tanguy Viel a paru : Boîte noire (2019).
[18] P. Quignard, La nuit et le silence, Charenton, Flohic éditions, 1995, p. 38 et p. 41. Sur Quignard et le discours sur l’art, voir B. Vouilloux, La Nuit et le silence des images. Penser l’image avec Pascal Quignard, Paris, Hermann, 2010.
[19] P. Quignard, La Nuit et le silence, Op. cit., p. 41.
[20] S. Germain, Patience et songe de lumière, Charenton, Flohic éditions, 1993, p. 11.
[21] Ibid., p. 81.
[22] Ibid., p. 31.
[23] Ibid., p. 79.