Dans le livre qu’il consacre à l’œuvre du peintre Vilhelm Hammershoi, Intérieur [35], Philippe Delerm choisit ce dernier dispositif d’écriture. La synchronisation entre texte et image fonctionne ici à plein : chaque reproduction de tableau se trouve face à la micro-fiction qu’elle a engendrée. A partir de Chambre à coucher (1890), Delerm imagine ainsi les gestes d’une femme :
Elle ferme les derniers boutons de sa robe, il est sept heures du matin, un petit jour frileux de fin d’automne (…). C’est bon de se tenir là le point du jour ; avant l’arôme du café… [36]
Plus souvent, il s’agit d’entrer dans la psychologie d’un personnage peint, comme dans cette interprétation du tableau Intérieur, coin de salle à manger (30 Strandgade) : « Il y a une coquetterie secrète à garder le tablier […]. On se sent moins ancillaire qu’élégante… » [37] (fig. 5). La mise en récit sert ici à entrer dans l’image, et, comme chez François Bon, l’usage intensif du pronom « on » permet de s’inclure dans l’univers peint, de façon vague, même quand il s’agit de l’autoportrait du peintre : « On ne s’aime pas ; se regarder n’y change rien » [38].
A l’inverse, d’autres livres de la collection choisissent d’intégrer les peintures dans des fictions plus larges, comme Sinbad de Jérôme Charyn [39] et Jours en douce d’Eric Holder [40]. Sinbad est un récit dans lequel Charyn met en scène son personnage habituel, Isaac Sidel, sans qu’il soit d’abord question du peintre choisi, Paul Klee, dont les œuvres sont pourtant reproduites en page de gauche. Le lien se fait page 21 lorsque l’on apprend que le héros rêve des peintures de Klee. De même, Jours en douce développe un récit apparemment sans lien avec la peinture de Vuillard, jusqu’à ce que l’on comprenne que ce long texte très narratif, adressé à une femme, est une tentative de portrait du peintre. Le livre se clôt ainsi sur un portrait textuel face à l’autoportrait peint :
L’implacable et naïf jeune homme des débuts n’a pas tout à fait disparu. (…) Il a maigri, nul autre que lui ne saurait dire de quelle exacte façon. Son travail est là, pour lui rappeler qu’il s’en est tenu jadis à des principes, à une école [41].
On remarque une constante dans ces exemples de mise en fiction comme dans les exemples de description : les textes de la collection « Musées secrets » s’attachent souvent à faire le lien entre un univers artistique, et plus particulièrement des œuvres singulières, avec une écriture, plus qu’avec un texte fini. Parfois, lorsque le discours adopté est celui de la biographie, et plus encore, de l’autobiographie, ce lien est dit de façon plus explicite et plus systématique à l’échelle d’un ouvrage entier.
La relation biographique avant tout
Dans les ouvrages qu’ils consacrent respectivement à Alberto Giacometti [42] et à Cézanne [43], Tahar Ben Jelloun et Charles Juliet mettent en scène une relation étroite avec ces artistes. Dans La Rue pour un seul, l’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun relit sa propre histoire à l’aune des sculptures de Giacometti. Il met un corpus d’œuvres en relation avec sa vie et assimile par exemple certaines sculptures à des gens croisés dans sa vie, comme Beckett (« Beckett m’a toujours fait penser à une sculpture de Giacometti qui se serait rebellé au point de lui échapper et de vivre hors de l’atelier ou du musée » [44]) ou de plus anonymes passagers du métro dont il est « sûr que le visage a été sculpté par Giacometti » [45].
Le titre de l’ouvrage de Ben Jelloun vient du nom donné à une rue étroite de la médina de Fès où il a passé son enfance, « La rue pour un seul », où il imagine que se faufilent les longues silhouettes filiformes du sculpteur. De la relation entre les sculptures et sa vie, Tahar Ben Jelloun passe vite à la relation entre les œuvres sculptées et son œuvre écrite. Après avoir évoqué les différentes esquisses du visage de James Lord par Giacometti, il écrit :
Il ne m’est jamais arrivé d’écrire 18 fois un chapitre d’un roman. Mais au lieu de raturer, je déchire le chapitre et le refais deux ou trois fois, jusqu’à ce que je sente qu’il y a ce « quelque chose » dont parle Giacometti [46].
Quelques pages plus loin, dans une formule plus synthétique, il pose cette équivalence entre sculpture et écriture dans la technique : « les mots – le bronze de l’écrivain » [47] (fig. 6).
Le fait que, dans La Rue pour un seul, la relation entrele texte et les images soit désynchronisée, c’est-à-dire que le texte ne fasse pas directement référence à ce qu’on voit, engage, semble-t-il, à penser cette relation sur un mode beaucoup plus large qu’on ne pense parfois les rapports entre texte et image. Ici, la genèse n’est pas celle d’une œuvre en particulier, d’un personnage, mais un rapprochement possible dans les pratiques, les façons de faire et d’écrire.
On retrouve cette équivalence entre peindre et écrire, récurrente dans la collection, dans le texte que Charles Juliet consacre à Paul Cézanne :
Il est évident que l’art ne s’enseigne pas. Peindre, écrire, ce n’est rien d’autre que partir à la découverte de soi, tout en convertissant en toiles ou en poèmes ce que recèle la nuit intérieure [48].
Dans Un Grand Vivant, Charles Juliet choisit d’adresser directement une lettre au peintre : « Cher Monsieur Cézanne / Depuis bien des années, j’avais le désir de vous consacrer un texte » [49]. Le choix de ce type de discours est justifié dès la deuxième page : « j’ai souvent été en dialogue avec vous, et je conçois cette lettre comme la reprise et la continuation des échanges que silencieusement nous avons eus » [50]. L’intérêt de Charles Juliet pour Cézanne est d’abord motivé par la nostalgie de ses années passées à Aix-en-Provence, mais les raisons biographiques le cèdent petit à petit à autre chose, et notamment au dialogue entre texte et image. Chez Charles Juliet, ce dialogue prend une forme inattendue puisque texte et image sont complètement désynchronisés, que pas une fois il n’est question d’une toile que l’on verrait face au texte. L’originalité consiste aussi à proposer une analyse de l’œuvre qui s’adresse au peintre et qui mette en avant l’émotion.
Dans Ciel et terre et ciel et terre, et ciel [51], Jacques Roubaud aborde également sa propre relation avec un peintre qui l’a ému, John Constable, mais la relation biographique fait l’objet d’un traitement plus complexe. La quatrième de couverture évoque un « récit autobiographique dans la grande tradition des livres de Jacques Roubaud ». En effet, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel évoque une enfance où, dans les années 1940, l’auteur s’abîmait dans la contemplation des reproductions de Constable :
Sur chacun des murs de la chambre il y avait une image. Une image peinte, dans un cadre de bois sommaire, d’assez grandes dimensions, rectangulaire. Trois des quatre images étaient du même format, la dernière plus grande encore. Depuis qu’il était entré dans cette chambre, pendant toutes les heures oisives que par force il y passait, quand il ne lisait pas, quand il n’interrogeait pas sa mère sur leur futur (…) il regardait ces images. Il ne s’agissait pas pour lui de tableaux mais de fenêtres sur des paysages, où il se promenait en silence, où il s’imaginait être. A chacun il avait donné un nom, pour mieux l’évoquer sur un mur mental, dans sa tête, dans la nuit la plus obscure, celle de trois heures du matin [52].
[35] Ph. Delerm, Intérieur, Paris, Flohic éditions, 2001.
[36] Ibid., p. 41.
[37] Ibid., p. 19.
[38] Ibid., p. 23.
[39] J. Charyn, Sinbad, Charenton, Flohic éditions, 1998.
[40] E. Holder, Jours en douce, Charenton, Flohic éditions, 1997.
[41] Ibid., p. 69.
[42] T. Ben Jelloun, La Rue pour un seul, Charenton, Flohic éditions, 1995.
[43] Ch. Juliet, Un Grand Vivant, Charenton, Flohic éditions, 1994.
[44] T. Ben Jelloun, La Rue pour un seul, Op. cit., p. 19.
[45] Ibid., p. 27.
[46] Ibid., p. 31.
[47] Ibid., p. 47.
[48] Ch. Juliet, Un Grand Vivant, Op. cit., p. 25.
[49] Ibid., p. 7.
[50] Ibid., p. 9.
[51] J. Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, Charenton, Flohic éditions, 1997.
[52] Ibid., p. 29.