La maturation masculine : un développement négligé ?
Face à la présence du discours sur la formation féminine, on s’étonne du peu d’attention portée à la maturation masculine dans Paul et Virginie, par opposition au modèle de l’Entwicklungsroman. Comme le mentionne W. Vosskamp [50], la majorité des Entwicklungsromane souligne le développement de l’individu masculin [51]. Ici pourtant, le cas de Paul se trouve relégué aux marges de la représentation textuelle et iconographique.
Le narrateur fait tout de même, comme pour Virginie, un portrait du jeune homme à la veille de l’adolescence où la transformation corporelle est soulignée :
Pour Paul, on voyait déjà se développer en lui le caractère d’un homme au milieu des grâces de l’adolescence. Sa taille était plus élevée que celle de Virginie, son teint plus rembruni, son nez plus aquilin, et ses yeux, qui étaient noirs, auraient eu un peu de fierté, si les longs cils qui rayonnaient autour comme des pinceaux ne leur avaient donné la plus grande douceur. Quoiqu’il fût toujours en mouvement, dès que sa sœur paraissait il devenait tranquille et allait s’asseoir auprès d’elle [52].
Le narrateur valorise la maturité de Paul : à la page précédente, les comparatifs « plus robuste et plus intelligent » [53] ont installé le ton de l’éloge ; ici, les comparatifs « plus élevée » et « plus rembruni » distinguent son développement de celui de Virginie. La maturation corporelle des deux protagonistes est présentée comme précoce, grâce au caractère sain de leur environnement et des mets, à la différence de ceux de l’Europe : « [u]ne nourriture saine et abondante développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens » [54]. Pourtant, le développement masculin de Paul est toujours décrit comme retardé par rapport à celui de sa « sœur » : son ignorance du développement de Virginie se manifeste à plusieurs reprises. Le narrateur fait de Paul celui qui unit « la taille d’un homme avec la simplicité d’un enfant » [55], ce qui peut être l’indice d’une maturité sexuelle encore inachevée. Son ingénuité prolongée contraste donc avec l’éveil précoce de Virginie. L’incompréhension est en effet un topos récurrent dans la caractérisation de leurs rapports à l’âge de l’adolescence : « Paul ne comprenait rien à des caprices si nouveaux et si étranges » [56] et « Paul voulut l’embrasser ; mais aussi légère qu’un oiseau elle lui échappa, et le laissa hors de lui, ne concevant rien à une conduite si extraordinaire » [57]. Pourtant, si le personnage de Paul est encore à ce stade caractérisé par l’incompréhension et la naïveté, Marguerite avertit Madame de la Tour des conséquences de la maturité masculine à venir : « [i]ls ont l’un pour l’autre une passion extrême dont mon fils ne s’aperçoit pas encore. Lorsque la nature lui aura parlé, en vain nous veillons sur eux » [58]. Par conséquent, tout comme pour Virginie, l’entrée dans la maturité sexuelle de Paul est donnée comme un péril : « Tout est à craindre » [59].
D’un point de vue iconographique, cette force négative du masculin qui s’éveille à l’adolescence est peu présente. Fr. Canovas montre comment l’édition de Curmer de 1838 déplace le développement de Paul aux marges des illustrations. De fait, le masculin se voit réduit, dans l’édition de 1838, à une figure d’alter ego asexuel, à l’ombre de Virginie [60] : dans les illustrations de l’édition de 1838, Paul est toujours placé aux marges de l’illustration ou tourne le dos au spectateur. Son regard est toujours dirigé vers Virginie qui occupe, seule, le centre de l’image. L’absence remarquable de figures masculines dans la matriarchie insulaire fait du masculin une source de maux comme a pu le noter Fr. Canovas [61]. Pour cette raison, le développement physique de Paul est retardé et mérite peu d’attention. C’est seulement après le départ de Virginie que le jeune homme et son développement, prennent place : six éditions montrent son portrait mélancolique après le départ de sa bien-aimée (figs. 17 et 18). Ces illustrations, thématiquement et structurellement proches, montrent un jeune homme souvent assis sur un rocher, le regard dirigé vers le lointain, scrutant l’océan et cherchant des yeux Virginie. Les sentiments amoureux sont donc visiblement nés dans le cœur du jeune homme. Sa position exprime la mélancolie et la détresse. Comparé aux images précédentes de l’enfance, Paul a visiblement la « taille d’un homme ». La tête appuyée dans la main dans l’édition de 1850, il est représenté dans une position d’introspection, de rêverie qui symbolise sa maturité physique et sentimentale. Le texte comme les images retracent donc le développement des deux protagonistes, jusqu’à son interruption. Dans les éditions étudiées ici, après la représentation de l’adolescentia, les dernières images sont celles du naufrage et de la mort. L’adolescence met donc le point final, textuel et iconographique, à l’Entwicklungsroman que semble être Paul et Virginie.
Les éditeurs des douze éditions étudiées ont choisi des scènes pertinentes et souvent similaires pour montrer la croissance physique et la maturation sentimentale des héros en les insérant, à des intervalles différents, comme planches hors-texte. Toutes ces éditions dédient au moins une illustration aux deux premiers âges, l’infantia et/ou la pueritia, représentant Paul et Virginie soit comme des nourrissons, soit dans leur prime enfance, en ajoutant un nombre variable d’étapes qui structurent la maturation corporelle vers des stades plus avancés de l’adolescentia. Les cycles illustrés intègrent donc inévitablement la notion de croissance et de développement physique et soutiennent ainsi l’idée d’une Entwicklung.
Sur le plan textuel, le développement des deux enfants est également mis en scène dans une série de tableaux représentatifs des différents états : les métamorphoses successives, de l’homme, mais aussi de la femme, occupent le premier plan du récit. Néanmoins, les illustrateurs dépassent, accentuent ou déplacent les effets textuels et l’interaction entre texte et images dans les éditions illustrées de Paul et Virginie rapproche le roman du genre narratif de l’Entwicklungsroman. Loin d’être de simples éléments décoratifs, les planches hors-texte des éditions observées secondent la mise en scène du développement physique et sentimental des deux héros, transmise au niveau textuel par le découpage clair en différentes étapes. En conclusion, Paul et Virginie peut donc être lu et vu, grâce à une narration tant lisible que visible, à la croisée des volontés de l’auteur, de l’éditeur et de l’illustrateur.
[50] W. Vosskamp, « Ein anderes Selbst » : Bild und Bildung im deutschen Roman des 18. und 19. Jahrhunderts, Göttingen, Wallstein, 2004, p. 21.
[51] Même si, comme le montrent H. Blinn et S. Balmer, des romans sur le développement féminin existent aussi. Voir H. Blinn, « "Das Weib wie es seyn sollte". Der weibliche Bildungs und Entwicklungsroman um 1800 », Frauen Literatur Geschichte, Stuttgart, J. B. Metzler, 1999, et Susanne Balmer, Der weibliche Entwicklungsroman : individuelle Lebensentwürfe im bürgerlichen Zeitalter, Cologne/Weimar, Böhlau Verlag, 2011.
[52] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. cit., p. 21
[53] Ibid., p. 20.
[54] Ibid.
[55] Ibid., p. 66.
[56] Ibid., p. 70.
[57] Ibid., p. 76.
[58] Ibid., p. 67.
[59] Ibid.
[60] Fr. Canovas, « Entre texte et image : déconstruction du masculin dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre », art. cit.
[61] Ibid.