L’image illustrative comme élément
de la narration dans l’Entwicklungsroman
Paul et Virginie, 1789-1899

- Andrea Possmayer
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Fig. 1. T. Johannot, L. Français, H. D. Porret,
La rencontre des mères, 1838

Fig. 2. A. Lalauze, Le couple « gémellaire »
dans le berceau
, 1879

Fig. 3. A. Hadamard, A. Compan, Enfance de
Paul et Virginie
, 1860

Fig. 4. A. Desenne, A. Gelée, Elles prenaient
plaisir à les mettre ensemble dans le même
bain
, 1820

Fig. 5. L. Lafitte, A.-A. Bourgeois de la
Richardière, Enfance de Paul et de Virginie, 1806

Fig. 6. T. Johannot, L. Français, H. D. Porret,
Enfance de Paul et Virginie, 1838

La naissance et l’infantia : conception textuelle et iconographique des héros comme nouveau-nés

 

Sur un plan textuel comme iconographique, la première enfance constitue le premier stade de l’Entwicklungsroman ; le récit du narrateur intradiégétique, tout comme le cycle iconographique, présentent l’histoire des deux enfants grandissant à l’abri de la civilisation.

Le début de Paul et Virginie met en place un récit biographique. En effet, le narrateur second – c’est-à-dire le vieux voisin que le voyageur inconnu, narrateur premier, rencontre lors de l’observation des ruines des deux cabanes – débute son récit par l’arrivée de Madame de la Tour, future mère de Virginie, « enceinte » [14] et en détresse à cause de la mort de son mari ; elle rencontre alors « Marguerite qui allaitait son enfant » [15], une femme abandonnée par son prétendant dans « une position qu’elle jugea semblable à la sienne » [16] : les deux femmes ayant à élever seules un enfant en exil sur une île et dans des conditions défavorables. Les images pastorales et idylliques de la grossesse et de l’allaitement maternel peuvent faire place à l’idée d’un retour à l’harmonie naturelle exposée dans l’Emile [17] par Rousseau. Le début du roman met ainsi en scène le contexte qui va déterminer le développement ultérieur des héros, alors que le récit s’ouvre à la veille de la naissance de Virginie. La rencontre des deux mères alors que Madame de la Tour « était (…) sur le point d’accoucher » [18] constitue la pierre fondatrice pour une sorte de nouvelle société à huis clos.

Dans le corpus, trois éditions illustrées commencent leur série iconographique par la rencontre des deux mères, l’une visiblement enceinte, l’autre avec le nourrisson Paul sur les genoux : celle de 1838 ainsi que celles de 1850 et de 1876. Pour renforcer le lien entre le texte et l’image, ces illustrations reprennent parfois une citation du récit : l’édition de 1850 dans un sous-titre – « Elle lui offrit en pleurant sa cabane et son amitié » – tandis que l’édition de 1838 porte un titre : « Arrivée de Madame de la Tour », qui serait à paraphraser par « arrivée de Virginie » sur le plan iconographique. Ces éléments situent clairement les illustrations hors-texte dans le fil de l’histoire et offrent aussi un lien explicite avec le texte, renforçant l’effet intermédial du roman illustré dès la première image.

Ce qui précède la naissance de Virginie n’occupe qu’un petit nombre d’illustrations et une assez courte partie du texte. Les images de l’amitié maternelle placent les héros plutôt à l’arrière-plan ou à l’ombre de leurs mères, la tête détournée, comme on le voit pour le nourrisson Paul dans l’édition de 1838 (fig. 1 ). La petite enfance des personnages éponymes se trouve bien plus souvent illustrée : sept des douze éditions étudiées ici [19] commencent leur série iconographique par la mise en scène des héros au stade de l’infantia [20]. Les enfants passent ainsi au premier plan, dans le texte comme dans l’image (fig. 2). Pourtant, leur portrait textuel et iconographique fait encore défaut. Même si le narrateur, dans une longue section de son récit, illustre la beauté du premier âge, il ne donne à aucun moment d’indications précises : ni sur la physionomie des deux enfants, ni sur leur âge. Alors que le contexte est celui de l’infantia, où l’être humain, encore nourrisson, dépend des soins maternels, les illustrateurs, forcés de donner un corps aux protagonistes dont le portrait textuel fait encore défaut, insèrent au moins une image pour montrer les enfants en nouveau-nés ou nourrissons. Mais ils les représentent souvent sans les attributs qui révéleraient leur sexe ou leur personnalité. A ce stade, des images génériques de l’idylle du premier âge (fig. 3) prédominent pour illustrer cette étape du développement des enfants. Ce stade de leur existence en fait des êtres interdépendants : les illustrations ne séparent jamais Paul et Virginie et les rapprochent l’un de l’autre le plus possible. Tel est le cas dans presque toutes les éditions illustrées de notre corpus. Bien que l’infantia couvre, selon Isidore de Séville, l’âge allant de la naissance à sept ans, deux éditions seulement – 1820 et 1899 – commencent leur cycle illustré en montrant les enfants dans un stade plus avancé (fig. 4). La vaste majorité des illustrateurs les mettent en scène nourrissons, en usant d’une planche hors-texte aux premières pages du roman, alors que des scènes plus tardives sont ensuite présentes, donnant ainsi à voir, au sein de la série iconographique, un développement qui se lit linéairement. Les scènes de l’infantia, souvent dotées du titre générique et fonctionnel « Enfance de Paul et de Virginie », prennent une place prééminente en tant que première image dans les éditions de 1797, 1806, 1899, ou comme frontispice dans les éditions de 1860, 1879 et 1885. Une iconographie stylisée de la première enfance se constitue donc en lien avec la représentation textuelle de l’idylle première.

Pourtant, dans l’illustration de la période de la première enfance, il ne s’agit pas seulement d’une « traduction » ou transposition iconographique. Les illustrateurs usent de la dimension visuelle pour condenser en une seule image des éléments mentionnés au fil du récit du vieillard. On observe également la présence d’un cadre nouveau, relevant de la tradition picturale, pour transmettre l’idée de la première enfance. Ainsi, ces illustrations de l’enfance privilégient souvent la vision d’une (double) nativité, malgré la légère différence d’âge entre Paul et Virginie, donnant à voir un couple gémellaire. Les scènes réunissent les deux mères, dont parfois l’une est à genoux dans une position d’adoration religieuse comme dans l’édition de 1860. Un esclave noir peut également être représenté : le personnage secondaire présent dans le texte peut permettre de mémoriser ou de souligner les conditions de vie telles que le texte les indique. En effet, dans le texte comme dans les images, les esclaves et les bergers des scènes de nativité traditionnelles apportent de la nourriture ou contribuent au commerce de la petite « métairie », tandis que le chien Fidèle veille sur la petite famille « sainte ». Tel est le cas dans l’édition de 1806 (fig. 5) comme dans celles de 1820 ou 1860. Au-delà du texte, les illustrateurs intègrent ainsi des références à la tradition picturale, réinscrite dans un cadre exotique. La référence biblique aux scènes de la nativité – par le choix d’un simple berceau, placé au centre – convoque l’image d’une crèche, comme on le voit également dans l’édition de 1885. Dans ces illustrations, le regard maternel est toujours dirigé vers les enfants (fig. 6), ce qui guide aussi le regard du spectateur vers les nourrissons. La mise en scène valorise donc les deux enfants. L’iconographie met en avant ceux qui sont en devenir et souligne ainsi l’effet premier du titre du roman. A une exception près – dans l’édition de 1797 –, les enfants se trouvent toujours au centre de l’image. L’édition de 1879 va jusqu’à omettre complètement la présence maternelle : le frontispice de l’édition illustrée par Alphonse Lalauze représente les deux enfants dans leur berceau sans l’entourage habituel des mères et des esclaves. Cette édition distingue donc clairement Paul et Virginie des figures dont l’importance est minorée, à la différence des autres éditions pour lesquelles les mères portent les enfants sur leurs genoux. Si le texte énumère les soins dispensés aux enfants, l’effet visuel des illustrations qui valorisent les scènes selon le modèle de la nativité met l’accent sur le développement à venir des deux personnages principaux.

 

>suite
retour<
sommaire

[14] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie [1788], Paris, P. Didot l’aîné, 1806, p. 6. L’édition de 1806 servira de base, sauf indication contraire, pour toutes les citations textuelles de Paul et Virginie. Cette édition somptueuse est, en effet, l’ultime version revue par l’auteur. Par rapport à la première édition de 1788 – placée en annexe des Etudes de la nature – qui contenait des « fautes » signalées ensuite par l’auteur, et à l’édition de 1789 « dans un format de poche à l’intention des dames », l’écrivain fait encore quelques altérations textuelles. En outre, la préface qu’il ajoute en 1806 donne un très riche aperçu du processus d’élaboration éditoriale. La démarche, suit donc celle proposée par de nombreux ré-éditeurs de Bernardin de Saint-Pierre, qui utilisent cette version, comme l’indique P. Delbouille (deux éditeurs font exception : D. Jouaust en 1869, et, plus récemment, E. Guitton en 1984).
[15] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. cit., p. 7.
[16] Ibid.
[17] Dans l’Emile, Rousseau fait une longue réflexion sur l’allaitement des enfants : pour lui, l’allaitement par la mère est sans aucun doute la voie la plus naturelle d’établir un lien de familiarité avec l’enfant. Pourtant, il se plaint de ce que les jeunes mères contemporaines s’éloignent de ce devoir naturel (« Le devoir des femmes n’est pas douteux : mais on dispute si, dans le mépris qu’elles en font, il est égal pour les enfants d’être nourris de leur lait ou d’une autre », J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, [1762], Paris, P. Didot l’aîné, p. 26). Il déplore qu’elles confient cette tâche à des nourrices, et se moque de la pratique de consulter l’avis « des époux, des Médecins » (Ibid.). Selon lui, cette incertitude révèle leur aliénation et leur éloignement de la nature. Dans Paul et Virginie, le narrateur précise que les deux mères allaitent leurs enfants elles-mêmes alors que Madame de la Tour est issue d’une famille riche où les nourrices prennent souvent ce rôle. Ce retour à la nature et aux soins maternels marque un éloignement face à la civilisation dépravée de l’Europe.
[18] Ibid., p. 9.
[19] Il s’agit des éditions de 1795, 1806, 1838, 1860, 1876, 1879, et 1885.
[20] Les autres éditions n’omettent pourtant pas le premier âge dans leur cycle iconographique. Seulement trois éditions (celles de 1789, 1820 et 1892) manquent de représenter les héros comme nouveau-nés, mais intègrent d’autres scènes de la première enfance des héros : l’édition de 1789 illustre la scène du « jupon parapluie », tout comme l’édition de 1892 qui montre le jeu insouciant de Paul et de Virginie.