L’image illustrative comme élément
de la narration dans l’Entwicklungsroman
Paul et Virginie, 1789-1899

- Andrea Possmayer
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Fig. 7. M. Leloir, Le Bain des enfants, 1899

Fig. 8. J.-M. Moreau, A. Girardet, Paul
& Virginie
, 1789

Fig. 9. A. Lalauze, L’Orage, 1879

Fig. 10. M. Leloir, La Grâce de l’esclave, 1899

Fig. 11. A.-L. Girodet, B. Roger, Passage
du torrent
, 1806

Le texte comme les illustrations constituent une sorte de résumé icono-textuel du stade de l’infantia, à la manière d’une encyclopédie illustrée dans la tradition des Lumières. Les spécificités de cet âge se laissent donc diviser en trois catégories : tout d’abord, le narrateur comme les illustrateurs mettent en scène les soins corporels dont dépendent les enfants. Le narrateur mentionne que les mères « prenaient plaisir à (…) mettre [les enfants] ensemble dans le même bain » [21]. Cette scène récurrente figure dans les éditions de 1820 et de 1899 (fig. 7). Ensuite, le berceau partagé se retrouve dans les éditions de 1797, 1806 et 1879. En 1885, le sous-titre attribué à l’image est une citation du texte : « Elles prenaient plaisir à les coucher dans le même berceau » [22]. Dans les soins apportés aux enfants, le texte mentionne l’échange de lait par les deux amies [23], qui scelle la relation quasi-familiale ou gémellaire. Cependant, les illustrations ne donnent pas à voir une telle scène, peut-être pour des raisons de bienséance. La relation forte qui lie les deux enfants est montrée par des échanges de caresses fraternelles qui imitent les gestes amicaux des mères : le parallélisme entre les gestes des mères et des enfants est ainsi sensible dans l’édition de 1806 qui montre la confiance absolue qui règne dans cet âge de l’enfance.

Les illustrateurs renforcent donc la description idyllique de la première enfance exposée dans le texte par des vues presque stéréotypiques d’un premier âge d’or, dans la lignée augustinienne qui loue cet âge comme celui d’une harmonie universelle ; la volonté auctoriale peut paraître dépassée par des références visuelles à une nativité qui sanctifierait ainsi les deux héros.

 

Pueritia : images de l’autonomie croissante

 

Fidèle à la conception de l’Entwicklungsroman, le développement des héros dans Paul et Virginie ne s’arrête pas au stade de l’infantia mais passe ensuite par le stade de la pueritia. Cette phase se caractérise, selon Ruth Sassenhausen, par une mobilité croissante, le développement linguistique et les débuts de la distinction entre le bien et le mal, par exemple par l’intermédiaire des jeux. Quoique la beauté corporelle commence également à se développer à ce stade qui couvre, selon Isidore de Séville, l’âge entre sept et quatorze ans [24], la maturité sexuelle est réservée à une phase plus tardive : la puberté est située dans l’adolescentia [25].

De fait, la maturation physique des héros et leur mobilité croissante sont les éléments les plus nettement discernables dans le récit comme dans les illustrations. Le narrateur annonce rapidement que les enfants, antérieurement couchés dans les « berceaux » ou sur les « genoux de leurs mères », ne dépendent désormais plus du soutien maternel, étant eux-mêmes capables de « marcher » [26], voire de « courir » [27]. A ce stade, le texte accumule des verbes de mouvement, surtout pour décrire les activités de l’enfant Paul, « sans cesse en action » [28] : « il bêchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache à la main, il le suivait dans les bois ; et si dans ces courses une belle fleur, un bon fruit, ou un nid d’oiseaux se présentaient à lui, eussent-ils été au haut d’un arbre, il l’escaladait pour les apporter à sa sœur » [29]. Ses capacités physiques en plein développement se manifestent, entre autres, par l’utilisation des outils – « une hache à la main ». De plus, le récit suggère que le garçon prend activement conscience de son environnement dans lequel il discerne « une belle fleur, un bon fruit... » à offrir à sa sœur. La scène du « jupon parapluie » peut être considérée comme une scène-clé, d’un point de vue textuel comme iconographique, pour la mise en scène de la pueritia. Les observations du narrateur permettent effectivement de situer la scène à ce stade de leur vie :

 

Un jour que je descendais du sommet de cette montagne, j’aperçus à l’extrémité du jardin Virginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon qu’elle avait relevé par derrière, pour se mettre à l’abri d’une ondée de pluie. De loin je la crus seule ; et m’étant avancé vers elle pour l’aider à marcher, je vis qu’elle tenait Paul par le bras, enveloppé presque en entier de la même couverture, riant l’un et l’autre d’être ensemble à l’abri sous un parapluie de leur invention [30].

 

Les verbes de vision (« j’aperçus », « je vis ») livrent une scène qui présente des éléments caractéristiques de la pueritia. Les enfants, dont l’âge n’est pas mentionné dans le texte, sont en action, comme l’indique le verbe « accourait ». Eloignés de la maison maternelle, ils sont situés « à l’extrémité du jardin » mais restent toujours – contrairement à l’épisode de « l’esclave fugitive » qui sera analysé plus loin – dans l’espace domestique prescrit : le « jardin », lieu protégé. La mention du « parapluie de leur invention » montre une raison pratique mise en œuvre grâce au jupon « relevé par derrière », afin d’éviter la pluie. L’ingénuité des deux enfants est sensible ainsi que leur gaîté : l’insouciance à l’égard de la connotation érotique que pourrait avoir la situation révèle le caractère puéril des deux héros à ce stade de leur développement.

La scène du « jupon parapluie » se retrouve dans six des douze éditions illustrées observées ici, qui la constituent en tableau représentatif de cet âge. Les héros ont grandi mais, comme le montre le contraste avec le vieillard qui croise leur chemin, ils restent de petite taille, ainsi qu’on le voit dans l’édition de 1789 (fig. 8). Se tenant par la main, ils se sont visiblement éloignés de la maison parentale qui n’est représentée sur aucune des six planches, alors que les cabanes étaient auparavant présentes comme décor domestique. Les éditions de 1789, 1796 et 1876 suggèrent même la vitesse de déplacement de Paul et Virginie par le mouvement des étoffes et la position des pieds. Tandis que ces trois éditions mettent en scène un observateur de la scène d’intimité enfantine, celui-ci est absent à partir de l’édition de 1879 (fig. 9). Les éditions de 1879 et 1899 diminuent la distance spatiale entre les enfants, suggérant leur intimité sous le parapluie improvisé.

Les illustrateurs prennent ainsi en charge une connotation sensuelle de la scène donnée dans le texte comme un exemple de l’ingénuité enfantine. Les personnages sont figurés en habits légers, simples, de paysan, et marchent nu-pieds [31]. Contrairement aux images précédentes, le spectateur peut à présent distinguer le genre des deux enfants ; ils sont désormais clairement reconnaissables par leurs habits : Paul en pantalon, Virginie en robe avec le « jupon » iconique, mais aussi leurs chevelures – Virginie aux cheveux plus longs et clairs – voire leur taille : Paul, l’aîné, étant dans la plupart des illustrations plus grand que sa « sœur » cadette.

A la différence de cette scène, celle de l’esclave fugitive puis l’errance dans la forêt des deux enfants paraissent marquées par une profonde ambiguïté concernant l’âge. Cet épisode se trouve, en effet, au seuil de passage entre l’enfance et l’adolescence ; de fait, dans quelques-unes des illustrations, comme celle de l’édition de 1899 (fig. 10), les personnages représentés sont des enfants alors que d’autres éditions illustrées comme celle de 1838 – et surtout de 1806 (fig. 11) – montrent Paul et Virginie physiquement plus âgés et matures.

 

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[21] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. cit., p. 15.
[22] Ibid.
[23] « Souvent elles les changeaient de lait » (Ibid.).
[24] N.-L. Perret, « Les différentes périodes de l’enfance et leurs recommandations pédagogiques », dans Les Traductions françaises du De Regimine principum de Gilles de Rome. Parcours matériel, culturel et intellectuel d’un discours sur l’éducation, Leyde/Boston, Brill, 2011, pp. 241 sq.
[25] R. Sassenhausen, Wolframs von Eschenbach Parzival als Entwicklungsroman. Gattungstheoretischer Ansatz und literarpsychologische Deutung, Cologne, Böhlau, 2007, pp. 68 sq.
[26] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. cit., p. 16.
[27] Ibid., p. 34.
[28] Ibid., p. 17.
[29] Ibid. (nous soulignons).
[30] Ibid., p. 19.
[31] Ibid., p. 21.