Bernardin de  Saint-Pierre commente lui-même l’image qui figure dans l’édition de 1806 (fig. 11) et révèle l’ambiguïté des  âges dans cet épisode. Il remarque qu’on « trouvera peut-être que ces deux  charmantes figures sont un peu fortes, comparées avec quelques-unes de celles  qui suivent » [32]. Les illustrateurs qui  font le choix de montrer les personnages plus mûrs dans cette scène, paraissent  ainsi donner un caractère initiatique au micro-récit de « l’esclave  fugitive ». Dans  le texte, l’épisode se situe encore au stade de l’enfance des héros tout en préfigurant  la maturité à venir. Des notations soulignent que les enfants sont déjà « grands »,  un fait dont le personnage de Domingue se plaint quand il retrouve ses maîtres fatigués et incapables  de retourner aux cabanes à pieds dans la forêt : « Où est le temps, leur disait-il, où je vous portais tous deux à la fois dans mes bras ?  Mais maintenant vous êtes grands, et  je suis vieux » [33]. On observe que les  éditions illustrées font souvent du retour après l’odyssée dans la forêt une  image qui rappelle un mariage : Paul et Virginie, sur une litière  improvisée, s’élèvent au-dessus des personnages qui les entourent (fig. 12).  Virginie, en robe blanche ou claire qui se détache du fond noir, s’appuie sur  son compagnon. La torche que Domingue porte devant eux, avec les mères et  les esclaves comme spectateurs, et la présence du chien Fidèle font de cette  scène une préfiguration paradoxale du mariage qui ne sera pourtant jamais  réalisé. Ainsi, les illustrateurs peuvent souligner l’ambiguïté textuelle de  cette scène qui se situe entre l’enfance et l’adolescence pour préfigurer leur  maturité à venir.
    
   Adolescentia : un développement double
 
   Reprenant le schème des âges  de l’homme, Bernardin de Saint-Pierre tout comme ses illustrateurs mettent en  scène, au-delà de la pueritia, l’adolescence des deux héros. Selon Ruth  Sassenhausen, la maturité sexuelle en est la marque [34]. L’adolescentia constitue une période privilégiée dans Paul et Virginie. Contrairement  au passage entre infantia et pueritia, représenté de façon relativement  floue, le narrateur souligne l’écart entre enfance et adolescence :  « [a]insi  se passa leur (…) enfance comme une belle aube qui annonce un plus beau jour » [35]. Le couple gémellaire  des protagonistes se voit alors séparé pour la première fois ; le fait que  l’Entwicklungsroman illustré de Bernardin de Saint-Pierre retrace la  maturation de deux héros apparaît nettement à ce stade. On voit qu’il ne  s’agit pas d’une « epische Darstellung des Entwicklungsgangs einer zentralen Figur » [36], mais de deux développements différents, propres  au féminin et au masculin. La disharmonie survient alors dans un monde  harmonieux et conduit à l’échec du parcours amorcé : la mort des  protagonistes laisse l’Entwicklung inachevée.
    
   L’adolescence  féminine : une maturité corporelle niée ?
    
   Dans le texte,  l’adolescence féminine introduit pour la première fois un conflit dans  l’univers idyllique, opposant deux forces contraires : la maturation  corporelle inspire naturellement à Virginie des sentiments érotiques mais sa  vertu innée les condamne ; la pudeur combat le développement physique  naturel. Le narrateur annonce ainsi l’adolescence de Virginie :
    
   Virginie n’avait que  douze ans ; déjà sa taille était plus qu’à demi formée ; de grands  cheveux blonds ombrageaient sa tête ; ses yeux bleus et ses lèvres de  corail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de son visage :  ils souriaient toujours de concert quand elle parlait ; mais quand elle  gardait le silence, leur obliquité naturelle vers le ciel leur donnait une  expression d’une sensibilité extrême, et même celle d’une légère mélancolie [37].
    
   Ce  portrait souligne le charme féminin et la beauté corporelle. Pour la première  fois le corps féminin est mis en scène de manière sensuelle. Pourtant, cette  beauté décline rapidement. En effet, la puberté introduit une note discordante  dans l’harmonie corporelle de la jeune fille. L’extrait suivant fait écho à la  description précédente mais des marques morbides sont à présent perceptibles :
    
   Cependant depuis quelque  temps Virginie se sentait agitée d’un mal inconnu. Ses beaux yeux bleus se  marbraient de noir ; son teint jaunissait ; une langueur universelle  abattait son corps. La sérénité n’était plus sur son front, ni le sourire sur  ses lèvres. On la voyait tout à coup gaie sans joie, et triste sans chagrin [38].
    
   On lit  encore :
    
   Dans une de ces nuits  ardentes, Virginie sentit redoubler tous les symptômes de son mal. Elle se  levait, elle s’asseyait, elle se recouchait, et ne trouvait dans aucune  attitude ni le sommeil ni le repos [39].
    
     
    On observe la  contradiction entre l’agitation manifestée par la série de verbes – « se  levait », « s’asseyait », « se recouchait » – et l’expression  emphatique de la fatigue : « langueur universelle », qui souligne  le fait qu’avec l’adolescence féminine s’ouvre l’univers conflictuel du roman.  Le topos de la maladie utilisé pour faire le portrait de Virginie au  seuil de l’âge adulte revient aussi dans le discours des personnages. Ainsi,  Paul refuse de s’embarquer aux Indes en ces termes : « [i]l n’a qu’à  leur arriver pendant mon absence quelque accident, surtout à Virginie qui est  déjà souffrante » [40]. Virginie manifeste une  prédilection pour la retraite et la solitude : « [e]lle fuyait ses  jeux innocents, ses doux travaux, et la société de sa famille bien-aimée. Elle  errait çà et là dans les lieux les plus solitaires de l’habitation, cherchant  partout du repos, et ne le trouvant nulle part » [41]. Ce n’est que lors du  départ en France qu’une nouvelle image succède à cette figuration de  l’adolescence comme stade maladif : Virginie, à l’âge adulte, a retrouvé  la beauté d’antan [42]. Yves Chevrel voit dans  cette description de la puberté comme maladie les signes d’une volonté du  personnage à demeurer dans l’enfance ou un refus d’accepter sa nouvelle  identité d’être désormais sexuel [43]. 
     
    
    
    
    
      [32] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul  et Virginie, « Avant-Propos »,  éd.  cit., p. xxxvi.
[33] Ibid.,  p. 38 (nous soulignons).
[34] R. Sassenhausen, Wolframs von Eschenbach Parzival als Entwicklungsroman. Gattungstheoretischer  Ansatz und literarpsychologische Deutung, Op.  cit., p. 68.
[35] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. cit.,  p. 19.
[36] « Représentation épique du développement d’une figure centrale » (J.  Jacobs, « Bildungsroman », Reallexikon der deutschen  Literaturwissenschaft, sous la direction de K.  Weimar, Berlin/New York, de Gruyter, 1997, vol. 1, p. 230 (nous traduisons  et soulignons).
[37] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. cit., p. 20.
[38] Ibid., p. 69.
[39] Ibid., p. 71.
[40] Ibid., p. 79 (nous soulignons).
[41] Ibid., p. 69.
[42] Le narrateur revient sur sa description initiale de la beauté de  Virginie avant la puberté lors du départ pour la France, une fois qu’elle a  accepté son amour passionnel pour Paul, mais quand elle est en même temps  empêchée de suivre cette passion : « Si Virginie  m’avait paru charmante en toile bleue du Bengale, avec un mouchoir rouge autour  de sa tête, ce fut encore tout autre chose quand je la vis parée à la manière  des dames de ce pays. Elle était vêtue de mousseline blanche doublée de  taffetas rose. Sa taille légère et élevée se dessinait parfaitement sous  son corset, et ses cheveux blonds, tressés à double tresse,  accompagnaient admirablement sa tête virginale. Ses beaux yeux bleus  étaient remplis de mélancolie ; et son cœur agité par une passion combattue donnait à son teint une couleur animée, et à sa voix des sons pleins  d’émotion. Le contraste même de sa parure élégante, qu’elle semblait porter  malgré elle, rendait sa langueur encore plus touchante. Personne ne pouvait la  voir ni l’entendre sans se sentir ému ». Le  portrait est celui de la beauté virginale, qui est pourtant teinté des taches  de mélancolie suite à son amour impossible pour Paul (J.-H. Bernardin de  Saint-Pierre, Paul et Virginie éd. cit., pp. 90 sq.).
[43] Voir Y. Chevrel, « Bernardin de  Saint-Pierre : Paul et Virginie », Revue belge de  philologie et d’histoire, t. 57, fasc. 3, 1979, pp. 697 sq.