L’image illustrative comme élément
de la narration dans l’Entwicklungsroman
Paul et Virginie, 1789-1899
- Andrea Possmayer
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Fig. 13. Anonyme, Virginie leur distribuait
des grains de riz, de maïs et de millet, 1885
Fig. 14. J. David, A. Trichon, Dès qu’elle
paraissait, les merles siffleurs, les bengalis,
etc..., 1850
Fig. 15. H. de la Charlerie, sans titre, 1876
Fig. 16. A. Lalauze, Le Bain, 1879
Comme pour la première enfance et l’enfance, le texte comme les images concentrent les points marquants du développement dans une scène clé : l’épisode du bain nocturne souligne la déchirure entre l’enfant naturel et l’être vertueux. Comme l’indique J.-M. Racault, cette scène marque la transition physique irréversible de Virginie de l’innocence à la sensualité mais aussi, dans une perspective plus large, la transition de la description édénique à la véritable intrigue romanesque [44]. La jeune fille qui s’éloigne de la maison parentale pour prendre un bain nocturne n’est plus l’« enfant de la nature », son rapport au monde est désormais problématique [45] :
Elle s’achemine, à la clarté de la lune, vers sa fontaine ; elle en aperçoit la source qui, malgré la sécheresse, coulait encore en filets d’argent sur les flancs bruns du rocher. Elle se plonge dans son bassin. D’abord la fraîcheur ranime ses sens, et mille souvenirs agréables se présentent à son esprit. Elle se rappelle que dans son enfance sa mère et Marguerite s’amusaient à la baigner avec Paul dans ce même lieu ; que Paul ensuite, réservant ce bain pour elle seule, en avait creusé le lit, couvert le fond de sable, et semé sur ses bords des herbes aromatiques. (...) Elle pense à l’amitié de Paul, plus douce que les parfums, plus pure que l’eau des fontaines, plus forte que les palmiers unis ; et elle soupire. Elle songe à la nuit, à la solitude, et un feu dévorant la saisit. Aussitôt elle sort, effrayée de ces dangereux ombrages et de ces eaux plus brûlantes que les soleils de la zone torride. Elle court auprès de sa mère chercher un appui contre elle-même. Plusieurs fois, voulant lui raconter ses peines, elle lui pressa les mains dans les siennes ; plusieurs fois elle fut près de prononcer le nom de Paul, mais son cœur oppressé laissa sa langue sans expression, et posant sa tête sur le sein maternel elle ne put que l’inonder de ses larmes [46].
Comme de nombreux critiques l’ont relevé, cette scène marque la transition entre Virginie enfant et Virginie adulte. L’imagerie de la « source » et l’omniprésence de la couleur rouge suggèrent le premier sang menstruel. Ses premières rêveries (« elle pense à l’amitié de Paul... ») lui inspirent pourtant la peur (« effrayée de ces dangereux ombrages ») qu’elle tente de soulager en cherchant auprès de sa mère « un appui contre elle-même », niant ses désirs naturels. Une courte rétrospection change la signification des jeux innocents de jadis : tout devient sensuel, tentation et érotisme qu’elle combat par une vertu exacerbée.
Dans le corpus iconographique, on observe que si les images de l’enfance se ressemblent à bien des égards dans les différentes éditions, les scènes choisies pour l’illustration de l’adolescence de Virginie sont bien plus diverses. On peut distinguer deux manières différentes : les livres illustrés qui intègrent des images érotiques du bain ou ceux qui mettent en avant la vertu et la pudeur de la jeune fille mature.
Les éditions pour la jeunesse contrôlées par l’Eglise censurent judicieusement toutes les références faites au changement d’état de Virginie, au niveau textuel comme sur le plan visuel. Il va de soi que la scène ne se trouve pas illustrée dans l’édition d’Alfred Mame (1849) qui, comme l’indique le titre, est « épurée par une Société d’Ecclésiastique ». De plus le texte a été censuré : les éditeurs ont supprimé le passage qui montre cette scène du bain nocturne, moment clé de la puberté féminine. Un portrait plus chaste de la jeune fille éveillée est préféré pour cette section du roman. Par exemple, l’édition d’Alfred Mame et fils en 1885 (fig. 13) représente Virginie dans une occupation solitaire : en train de distribuer des grains aux oiseaux, mêlant donc deux moments du récit en une seule image, la description de la retraite de Virginie et la mention de ses bienfaits. L’éditeur Lehuby en 1850 (fig. 14) fait de de ce motif vertueux le frontispice de son édition de Paul et Virginie, omettant ainsi toute référence à la sexualité féminine naissante tout en montrant une image devenue celle de la maturité morale.
Le personnage désormais mature, tel qu’il est représenté par les illustrations, mérite toute l’attention du spectateur. Son corps est pleinement développé mais expose, de manière chaste, la beauté féminine. Contrairement au portrait textuel qui souligne l’état maladif de la jeune fille, les éditions illustrées semblent toutes reculer devant la représentation d’une Virginie souffrante, dont la physionomie ne reflète plus la beauté enfantine et pas encore la vertu éclairée de l’âge adulte. Ainsi, les illustrateurs substituent au portrait de la jeune fille agitée une image de tranquillité bienfaisante. D’autres images représentent Virginie solitaire, en bergère avec ses chèvres (1838, 1860, 1876), renouant ainsi avec la tradition pastorale.
A l’inverse, on rencontre quelques éditions qui abordent l’adolescence de Virginie de manière plus explicitement sensuelle [47]. Les éditions de 1838, 1876 (fig. 15) et 1879 (fig. 16) mettent en scène le spectacle du corps adolescent, en contraste avec la discrétion relative du texte – il s’agit, selon Christophe Martin, d’un procédé fréquent, qui rend visible ce que le texte voilait pour des raisons de bienséance [48]. Ainsi, trois éditions font du bain de Virginie, scène-clé de la maturation féminine, une image érotique de jeune fille dénudée. Ces scènes montrent le personnage dans un cadre nocturne – souligné dans l’édition de 1876 – au bord du petit bassin que son « frère » a creusé. Bien qu’elle soit dénudée, Virginie est représentée de façon plus pudique qu’une Diane au bain, dans les éditions de 1838 et 1876, qui la montrent se détournant ou se couvrant partiellement d’un voile. Tandis que l’illustrateur de l’édition Curmer place la jeune fille au deuxième plan, pour laisser en avant la végétation, l’image suggère alors, en la montrant de trois-quarts, une réticence à la nudité impudique ; Maurice Laloir dans l’édition de 1879 montre quant à lui une image plus sensuelle, presque vénusienne. Le corps nu de la jeune fille devient objet de désir.
Les illustrations soulignent donc une ambivalence présente dans le texte qui dévoilait la maturation physique de la jeune femme, dans des scènes sans personnage-témoin [49]. Le voile du secret est posé sur la sexualité naissante, si l’on observe également dans l’intrigue le comportement de Madame de la Tour : sensible au trouble de Virginie, elle n’ose pas lui en parler, le sujet demeure tabou.
[44] J.-M. Racault, « Virginie entre la nature et la vertu. Cohésion narrative et contradictions idéologiques dans Paul et Virginie », Dix-huitième Siècle, n° 18, 1986, pp. 389 sq.
[45] Ibid.
[46] J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. cit., p. 73.
[47] Voir aussi A. Gigan, « Approches de la féminité dans Paul et Virginie », dans Le Féminin en Orient et en Occident, du Moyen Age à nos jours : mythes et réalités, Actes du colloque international tenu à Saint-Denis en novembre 2007 sous la direction de M.-F. Bosquet et C. Meure, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2011, pp. 43‑54.
[48] C. Martin, « Dangereux suppléments » : L’Illustration du roman en France au dix-huitième siècle [2000], Louvain-Paris, Peeters, 2005, pp. 4 sq.
[49] La scène du bain nocturne est caractérisée par une grande intimité ; le point de vue, jusqu’alors celui du vieux voisin, devient flou : la scène a lieu sans spectateur dans l’espace fictionnel tout en étant rapportée.