Le malentendu vient de ce que Hole, là comme dans ses autres illustrations du roman, n’a pas recherché la caractérisation dans le physique ni l’expressivité des personnages. Le plus souvent, ceux-ci sont vus de loin, ou dans l’ombre. Pour cette planche, on peut avancer qu’il eut recours à l’interpictorialité, tant les correspondances avec un tableau célèbre sont troublantes. « Son » James, pour reprendre la formulation de Stevenson, est le voyageur de Caspar David Friedrich qui se serait retourné sur son promontoire, une main tenant sa canne, l’autre sur la hanche, non plus pour contempler la mer, désormais derrière lui, mais pour nous renvoyer sa morgue. Le Maître devient ainsi le symbole du romantique perverti – l’épopée jacobite de 1745, qui se termina en défaite sanglante, ayant été plus tard revue dans cette veine romantique. Le titre anglais du tableau de 1818 (Wanderer above the Sea of Fog) trouve pourtant un écho dans le titre d’un chapitre (« The Master’s Wanderings »), certes avec d’autres connotations : il s’agit moins de promenade que d’errance. Hole avait bien perçu les motifs kantiens du tableau [41] et leur résurgence dans la vision du bien et du mal développée dans Le Maître comme dans Dr Jekyll et Mr Hyde, qui proposent une variation autour de l’idée centrale du philosophe, via l’influence de la Confession du pécheur justifié de James Hogg :
L’homme par nature n’est pas du tout un être moral ; il ne devient un être moral que lorsque sa raison s’élève jusqu'aux concepts du devoir et de la loi. On peut cependant dire qu’il contient en lui-même à l’origine des impulsions menant à tous les vices, car il possède des penchants et des instincts qui le poussent d’un côté, bien que la raison le pousse du côté opposé [42].
James est justement un contempteur de la raison. A Burke qui lui demande, alors qu’ils sont égarés dans une région inconnue, comment il peut décider de la direction à prendre en jetant une pièce en l’air (la scène originelle se rejoue), il répond : « C’est le meilleur moyen que je connaisse d’exprimer mon dédain de la raison humaine » [43]. L’identification de l’auteur au modèle de son personnage soulignerait alors l’universalité de ces forces contraires. Louvel note qu’en anglais « picture » [tableau, image, portrait, peinture], se différencie bien de « image », volontiers plus abstrait. Ce n’est pas un hasard si Stevenson se penche sur le portrait, dans sa concrétude, pour aborder cette question finalement très intime. Conduire le lecteur à réfléchir sur les frères Durie, comme sur Jekyll et Hyde, c’est l’amener à réfléchir sur la part inquiétante de lui-même, et ceci est vrai aussi pour l’écrivain, l’auteur non comme instance abstraite du récit mais être de chair éprouvant des affects.
Le lecteur peut en sortir transformé. Le fragment II de l’édition Penguin propose justement une ultime forme de tiers pictural, à travers l’image du voyage que l’auteur imagine être l’occasion de la lecture, et qui vient justifier la présence du péritexte postliminaire :
you may have bought the volume to beguile the tedium of a journey, and have come to the last page some way short of your expected destination; at such time no one would care to embark on matter entirely new, and yet he might be ready enough to dwell a little longer from a new standpoint on the same train of thought which he has been following so long. [...] As some such after-piece, for an empty moment, it is hoped this note may be regarded [44].
La métaphore du voyage, reprise des préfaces de Sterne, Scott ou Dickens, « insiste sur le mouvement que le spectateur doit consentir à faire, sur son déplacement qui inscrit son parcours dans le temps et narrativise le visionnement d’un récit » [45], comme le terme « standpoint » le souligne, ainsi que le jeu de mot sur le train. La notion de parcours, de va-et-vient dynamique est à son tour favorisée pour l’expérience même du livre illustré, puisque celui-ci « génère chez le lecteur des parcours de lecture multiples entre textes et images » [46]. Là encore, la métaphore de Louvel est proche de celle de Stevenson, et s’accorde bien au parcours de lecture à travers un livre fait de fragments, d’interpolations, d’images textuelles et visuelles (les gravures), et dont l’histoire fait la part belle aux transports physiques et émotionnels :
C’est là où le spectateur/lecteur devient acteur lorsqu’il y a mise en mouvement du livre et de l’image, véritable mise en parcours, en trajet, en « transports ». Le lecteur effectue superpositions, collages, reconstitutions, montages, ceux des lieux, ceux des renvois entre [textes] et images. La mémoire convoque les lieux et fait advenir. Elle provoque une animation, celle de la vie. Du mouvement est ainsi créé, celui du trajet [...] [47].
Là encore, une illustration de Hole complète le dispositif (fig. 6). Elle montre le départ de Henry et de sa famille (Alison ayant donné naissance à deux enfants) fuyant James, quittant Durrisdeer pour toujours, en diligence, au début d’un long périple vers l’Amérique. Le moment est une déchirure pour Mackellar, mais son rapprochement avec la métaphore du voyage dans la préface – ou dans ce texte resté à l’état de devenir-préface – confère à l’ensemble de ce système tripartite une portée métafictionnelle, incitant au va-et-vient de la « lecture-voyure » entre illustration, texte et péritexte auctorial. On aboutit alors à une « [p]ragmatique du dispositif du livre comme dispositif » de lecture, où le lecteur opérera « [v]érification, oscillation, quête d’indices, de détails, repérages divers » [48]. Ainsi l’arrivée en train du personnage de la préface fictive, mentionnée comme en passant (« as he drove from the station » [49]), et qui, à la lumière du voyage en train métaphorique de la postface, des multiples périples dans le récit et de leur représentation dans les gravures de Hole, participe à son tour d’un système dont la mise en relation de tous les éléments permet au lecteur d’accéder à ce qui, au premier coup d’œil, à la première lecture, « aurait été in-vu » [50]. C’est peut-être là, pour reprendre le mot de Stevenson, le meilleur tour de magie que peut accomplir – sous ses formes auctoriales ou allographes, textuelles ou visuelles – le péritexte.
[41] Voir M. E. Gorra, The Bells in Their Silence: Travels Through Germany, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 2004, p. 11.
[42] E. Kant, Réflexions sur l’éducation, traduit par A. Philonenko, Paris, Vrin, 2004, p. 47.
[43] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 58 : « “I know no better way,” said he, “to express my scorn of human reason.” ».
[44] Ibid., pp. 224-225.
[45] L. Louvel, Le Tiers pictural, Op. cit., p. 213.
[46] Ph. Ortel cité par L. Louvel, Ibid., p. 198.
[47] Ibid., p. 217.
[48] Ibid., p. 219.
[49] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 5.
[50] L. Louvel, Le Tiers pictural, Op. cit., p. 219.