« Quelque chose d’inédit en ce monde » :
illustrations et péritexte auctorial
du Maître de Ballantrae

- Maxime Leroy
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Ces intertitres nous rappellent que d’autres éléments s’ajoutent au dispositif : ceux qui forment le péritexte auctorial du roman. L’hypothèse qui sera développée ici est que dans ce péritexte, Stevenson utilise le langage du tiers pictural, pour reprendre le concept de Liliane Louvel, et que cet ensemble de textes fait système, de façon dynamique, avec les illustrations de Hole. En quoi consiste le péritexte du Maître de Ballantrae ? Dans l’édition Penguin de 1996 citée dans cet article, on trouve, outre le nom de l’auteur et le titre général, en position préliminaire, le sous-titre « A Winter’s Tale », conte d’hiver (en page intérieure), une dédicace étendue (intitulée « To Sir Percy Florence and Lady Shelley ») et une préface (« Preface ») ; et en position postliminaire, un corpus de trois textes intitulé note de l'auteur (« Note to The Master of Ballantrae »). En 1893, Stevenson avait prévu d’écrire une préface pour l’édition d’Edimbourg, puis abandonna le projet pour le reprendre brièvement avant qu’il soit interrompu par sa mort. Ce sont les brouillons ou états successifs de cette préface qui sont présentés dans l’édition Penguin sous cette appellation de « Note ». L’appareil critique indique qu’il s’agit :

  1. d’une première version de la préface originale, mais qui ne sera publiée que dans l’édition d’Edimbourg de 1896 sous le titre « Genesis of the story »
  2. des parties d’une version révisée de la préface, qui ne se recoupent pas avec ce premier texte, et qui ne seront publiés qu’en 1921, puis en 1923 dans l’édition Vailima sous l’intitulé « Note to The Master of Ballantrae »
  3. des deux dernières pages du brouillon revu par Stevenson, qui ne seront exhumées et publiées qu’en 1960.

Stevenson, dans un premier temps, n’a pas souhaité rendre publique la préface fictive (« Preface ») qu’il avait écrite au motif qu’elle lui semblait trop inspirée de Walter Scott. Mais elle voit le jour en 1898, en appendice de l’édition d’Edimbourg. Stevenson caressa même l’idée de rééditer plusieurs de ses romans en les accompagnant d’un péritexte auctorial de nature documentaire, également inspiré de celui des romans historiques de Walter Scott. On voit le lien avec les indications données à Hole sur les éléments d’architecture. Par la suite, pour Le Maître, le choix des éditeurs deviendra décisif, dicté par des raisons de coût ou par le type d’édition envisagée (savante, de luxe, bon marché, pour la jeunesse, etc.). Ces avatars sont rarement justifiés dans les livres eux-mêmes ; c’est néanmoins le cas dans l’édition Regent Press de 1900, pour des raisons visiblement promotionnelles : « The preface here included was written in 1889, but was never used until attention was called to it in 1898. It now forms a part of the English edition, but it has never before been prefixed to any American edition of the book » [16].

On voit la singularité de statut qui distingue la préface. Selon la typologie de Genette, elle est fictive dénégative. L’auteur s’y déguise en simple éditeur, reprenant le procédé du vieux manuscrit trouvé qu’il se contenterait de rendre public. La préface est écrite sous forme de saynète entre deux personnages fictifs, le soi-disant éditeur (« the editor of the following pages » [17]) et l’un de ses amis, notaire de son état, dernier dépositaire du manuscrit de Mackellar. Le destinateur de la préface est cet éditeur fictif – qui reproduit verbatim l’entretien avec son ami –, et le destinataire en est le lecteur à venir du roman. En revanche, dans la « Genèse » (fragment I), l’auteur parle à la première personne, sur le mode autobiographique : « My mother, who was then living with me alone… » [18]. L’objet de ce texte est de décrire les circonstances de la rédaction du roman. Son destinateur est donc l’auteur, que l’on identifie comme étant R. L. Stevenson. Son premier destinataire est le lecteur du roman – à venir ou non, ce texte pouvant être lu/placé avant ou après –, mais aussi les confrères de l’auteur : « my brothers of the craft » [19]. La note (fragment II) montre un infléchissement dans le projet préfaciel de Stevenson, qui s’adresse cette fois au lecteur effectif du roman, d’où la position postliminaire du texte : « As [an] after-piece [...] it is hoped this Note may be regarded » [20]. De nouveau l’auteur s’adresse au lecteur, mais il ne s’agit plus tout à fait du même lecteur. La dédicace identifie par son intitulé même ses destinataires. Mais par-dessus l’épaule des Shelley, n’est-ce pas là encore au lecteur que l’auteur s'adresse ? Mais à quel lecteur ? Peut-être aux amoureux du grand large comme l’auteur le laisse entendre : « seafarers and sea-lovers like yourselves » [21].

Ces circonstances expliquent l’un des faits marquants de ce péritexte ultérieur, outre son ampleur : la tradition n’en a pas figé la forme. Dès l’origine, des différences notables apparaissent. Mis à part le titre et les intertitres, toujours présents, Cassell (Londres, 1889) et Scribner’s (New York, 1895) ne reproduisent que le sous-titre et la dédicace, mais The Regent Press (New York, 1900) ne garde que la dédicace et la préface. Current Literature Publishing (New York, 1906) ne conserve que le sous-titre. Un cas de figure assez courant est la reproduction du sous-titre, de la dédicace et (déjà plus rarement) de la préface, à l’exclusion des autres éléments. Dans une édition Nelson non datée, le fragment I de l’édition Penguin figure en position liminaire sous son intitulé public original, « Genesis of the story ». On voit comment ce texte pouvait alors faire entendre la voix de l’auteur s’adressant au lecteur, alors que dans l’édition Penguin, relégué en appendice et médiatisé par les commentaires d’un universitaire, le texte joue un rôle plus étroitement documentaire : à la fluctuation formelle correspondent des infléchissements de statut.

Ces dispositifs variés mettent donc en jeu une réflexion sur l’écriture et la réception du roman. Ils jouent sur les métamorphoses du lecteur (à venir, effectif, passé), et mettent en question la notion même d’auteur, tant l’identité de celui-ci semble flottante. D’une part l’auteur assume des personnalités diverses, parfois fictives comme dans la préface. Le début de la « Genèse » le montre dans sa retraite de Saranac, en hiver, en pleine composition, dérangeant sans cesse sa mère pour avoir son avis sur tel ou tel point (sa femme, précise-t-il, étant absente). Mais la suite de ce texte, ainsi que la note (fragment II), le posent aussi en lecteur inspiré : The Phantom Ship de Marryat est présenté comme source du roman, tandis que Thackeray, Homère, Milton et Virgile sont convoqués ; le texte et la voix de l’auteur deviennent habités par ces voix multiples. Même la préface fictive, sous ses dehors ludiques, entrouvre l’abîme vertigineux de l’identité perdue ou jamais atteinte : « the author is there content to be his present self; there he is smitten with an equal regret for what he once was and for what he once hoped to be » [22]. Le péritexte, pris dans son ensemble, problématise la notion d'auteur – instance du récit, mais aussi écrivain et lecteur – en même temps qu’il est le dépositaire d’une histoire personnelle où surgit l’ordre de l’affect.

 

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[16] The Master of Ballantrae, New York, The Regent Press, 1900, « Editorial Note », page non numérotée : « La présente préface a été écrite en 1889, mais n’a jamais été utilisée avant d’être l’objet d’attention en 1898. Elle fait maintenant partie de l’édition anglaise, mais n’a jamais été jointe à une édition américaine du roman ».
[17] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 5.
[18] Ibid., p. 223 : « Ma mère, qui vivait seule avec moi… ».
[19] Ibid. : « Mes frères du métier ».
[20] Ibid., p. 225 : « Cette note doit être lue comme un divertissement ».
[21] Ibid., p. 3 : « Les marins et les amoureux de la mer, comme vous-mêmes ».
[22] Ibid., p. 5 : « L’auteur est tantôt satisfait d’être ce qu’il est, tantôt affligé par le regret de ce qu’il n’est plus et de ce qu’il avait voulu être ».