« Quelque chose d’inédit en ce monde » :
illustrations et péritexte auctorial
du Maître de Ballantrae

- Maxime Leroy
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 4. W. Hole, « Secundra, absorbed in
his toil, heard or heeded not at all
 », 1889

Fig. 5. W. Hole, « The passenger
standing alone upon the point
of rock…
 », 1889

Un autre point commun entre la dédicace, la préface fictive et la préface assomptive (dans ses différents états) est que ces textes font retour sur la genèse du roman. La dédicace rappelle que pour l’essentiel, celui-ci fut composé en mer : « on deck in many star-reflecting harbours » (sur le pont dans maints ports reflétant la lune), « at sea to the tune of slatting canvas » [23] (en mer au bruit des voiles). Ces circonstances présidèrent à sa fabrication – « its manufacture », dit Stevenson, attentif à la matérialité du travail d’écriture –, souvent pour l’inspirer, parfois pour l’interrompre comme à l’approche des bourrasques (« the approach of squalls » [24]). Plusieurs passages du roman se déroulent en mer, comme l’épisode déjà cité entre Mackellar et le Maître, ou la traversée de Burke et du Maître sur le Sarah, le navire pirate. La mer est visible dans quatre des illustrations de Hole, cinq si on y ajoute le lac Champlain, élevé au rang de mer intérieure (« inland sea »). C’est là un premier indice de continuité thématique entre paratexte auctorial et illustrations. Les choses se précisent dans la « Genèse » (fragment I), où l’écriture emprunte au tiers pictural analysé par Louvel. Le texte s’ouvre sur l’une de ces « variations du cadrage dans le régime de la description, comme la fenêtre, le balcon, la porte, la portière, toute ouverture sur une scène elle-même prise dans un mur ou un espace clos » [25]. Ici, c’est la véranda dans laquelle se représente l’auteur, qui à la fois le sépare du monde et lui offre une perspective unique : « I was walking one night in the verandah of a small house [...]. From a good way below the river was to be heard [...] : a few lights appeared, scattered unevenly among the darkness, but so far away as not to lessen the sense of isolation » [26]. Il s’agit bien du cadre de la création, qui « prend une valeur métapicturale et autoréférentielle et exhibe l’envers du tableau. Le peintre s’y montre devant les toiles retournées, c’est le ‘lieu’ de la création, celui que l’on ne montre pas d’ordinaire » [27]. Rien d’étonnant dès lors que le ton soit celui de la confidence, voire de l’intime : « My mother, who was then living with me alone, perhaps had less enjoyment » [28]. La préface donne à voir comment le roman s’est construit, pourquoi tel choix a été opéré, tout le travail du « machiniste » [29] dit Louvel, du magicien (« the magician » [30]) dévoilant son truc, dit Stevenson dans le fragment II.

Or, le paysage évoqué dans cette ouverture de la préface assomptive présente des similitudes avec la dernière illustration de Hole (fig. 4). Certes, l’action de celle-ci est bien différente : on y voit Secundra Dass, le serviteur de James, déterrer son maître, qui avait feint la mort en usant d’une technique de fakir apprise en Inde. Mais les mêmes éléments naturels y figurent, la forêt, les montagnes, l’eau, la nuit, la lune, le givre. Et le roman s’achève par la mort de James, pour de bon cette fois, dans un paysage semblable (les Adirondacks), reprenant ces éléments mais en inversant l’effet de cadrage de la préface, puisqu’on n’observe plus le monde depuis une véranda surélevée, et qu’au contraire le regard plonge vers l’espace étroit d’une porte de tente. On notera l’utilisation par le narrateur du « principe de la bordure typique du cadre » [31] que l’on retrouve ici dans le découpage de la scène par les arbres, et que souligne le mot « picture » :

 

The next moment we were gazing through a fringe of trees upon a singular picture. A narrow plateau, overlooked by the white mountains, and encompassed nearer hand by woods, lay bare to the strong radiance of the moon. Rough goods, such as make the wealth of foresters, were sprinkled here and there upon the ground in meaningless disarray. About the midst, a tent stood, silvered with frost: the door open, gaping on the black interior [32].

 

Ainsi, la préface participe-t-elle de cette « circularité entre incipit et explicit » qui se dégage « lorsque le cadre semble être complet, grâce à des effets d’écho entre début et fin » [33]. L’originalité du dispositif est qu’il se compose ici de l’incipit d’un péritexte auctorial, d’une illustration allographe et d’un explicit narratif. A l’évidence, de tels « effets de cadrage en ouverture et en fermeture ne laissent pas de poser aussi la question épineuse d’où commence et où finit le texte » [34] : le péritexte fait-il partie du roman, peut-on dire de l’illustration qu’elle en est le prolongement ? Il en ressort que la multiplicité des discours liminaires, ainsi que la présence des illustrations, ont pour effet de brouiller la frontière entre texte et hors-texte, entre le dedans et le dehors de l’œuvre. Par exemple, dans l’édition Nelson, la préface fictive et la dédicace portent toutes deux la signature « R. L. S. ». Le premier chapitre s’intitule « Summary of Events during the Master’s Wanderings » ; l’intertitre pourrait faire croire qu’il s’agit d’un énième prolégomène au récit proprement dit (ce qui n’est pas le cas), a fortiori quand il est repris en haut de page sous la forme raccourcie « Summary of Events », comme dans l’édition Nelson ou l’édition Scribner’s de 1895. Le lecteur entre donc progressivement dans l’univers fictionnel sans pouvoir dire à quel instant, ou en quel lieu textuel, il a passé la frontière. Sur un plan éditorial, l’ordre choisi renforce parfois cet effet : dans l’édition Nelson, la « Genèse », qui correspond au fragment I de l’appendice de l’édition Penguin, est intercalée entre la préface fictive et le chapitre I... De plus, certaines éditions, en reprenant l’une des illustrations, généralement celle de la scène du duel, en frontispice, voire en image de couverture, instaurent un décalage entre la visualisation de la scène et sa lecture. Et comme pour le péritexte auctorial, nombre d’éditions ne font pas figurer les illustrations de Hole ; c’est le cas de l’édition Penguin citée dans cet article, les illustrations sont donc tirées de l’édition Cassell de 1889.

Le fragment III des manuscrits du projet de préface vient lui aussi compliquer les choses, puisqu’il transporte le lieu de la création vers le Pacifique : « the adorable island of Tahiti », « the suburbs of Honolulu » [35]. Vérité biographique, on l’a vu, mais l’effet des images exotiques n’est plus le même ; à la froideur de l’hiver nord-américain succède brusquement « le désir d’image de celui qui écrit ‘un ailleurs rêveur’, qui comble un manque en créant un déplacement » [36], car c’est précisément là que, pressé par le temps, rattrapé par la vitesse de parution des numéros du Scribner’s Magazine, Stevenson faillit ne pas finir son roman. Il fallut travailler d’arrache-pied (« furious industry », « violence » sont les mots employés par l’auteur-préfacier). Dans ce fragment, l’analogie avec la peinture réapparaît, cette fois sous la forme de la métaphore du portrait et de son modèle. Si Alison avait un modèle, le portrait est pourtant raté aux yeux de l’auteur (« this is my model, and she has not been drawn » [37]). James n’en avait pas, si ce n’est Stevenson lui-même : « for the Master I had no original, which is perhaps another way of confessing that the original was no other than myself » [38]. Or, c’est aussi dans ce fragment III que Stevenson mentionne Hole, mais son jugement public – ou qui était destiné à être rendu public – est nettement plus modéré que dans ses éloges épistolaires : « his Master is not my Master » ; l’expression fait pendant au compliment cité plus haut (« il raconte l’histoire, mon histoire »). Hole n’est célébré pour rien de précis, l’auteur ne s’arrête que sur un point du travail de l’artiste, un reproche unique à lui faire, sa mauvaise représentation du Maître. La reconnaisse ne s’exprime qu’en creux. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles cette version de la préface en resta au stade du brouillon. La correspondance permet d’identifier une planche particulière au sujet de laquelle Stevenson émit des réserves lors de ses échanges avec Hole, celle qui montre le premier retour de James, lorsque Mackellar le voit debout sur le rivage où il vient de débarquer (fig. 5). Stevenson regrette que l’impression produite par le personnage ne soit pas à la hauteur de celle qu’il pensait susciter par son portrait en mots. L’accumulation d’adjectifs marque bien cette incompréhension (« mine had a more slender body, a larger, a finer and darker countenance » [39]), en même temps qu’elle reprend les termes du récit de Mackellar : « a tall slender figure of a gentleman [...], a very handsome figure and countenance, swarthy, lean, long, with a quick, alert, black look » [40] comme si l’effet de répétition, espéré par l’auteur entre le texte et l’illustration, devait tout de même se réaliser, à défaut, entre le texte et la préface.

 

>suite
retour<
sommaire

[23] Ibid., p. 3.
[24] Ibid.
[25] L. Louvel, Le Tiers pictural, Op. cit., p. 167.
[26] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., pp. 221-222. « Je marchais une nuit dans la véranda d’une petite maison (…). On entendait la rivière beaucoup plus bas (…) quelques lumières apparurent, dispersées dans la nuit, mais trop lointaines pour rompre le sentiment d’isolement. »
[27] L. Louvel, Le Tiers pictural, Op. cit., p. 166.
[28] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 223 : « Ma mère, qui vivait seule avec moi, y trouvait peut-être moins de plaisir. »
[29] L. Louvel, Le Tiers pictural, Op. cit., p. 166.
[30] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 225.
[31] L. Louvel, Le Tiers pictural, Op. cit., p. 168.
[32] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 215 : « L’instant d’après, nous contemplions à travers une rangée d’arbres un tableau singulier. Un étroit plateau, dominé par de blanches montagnes, et enserré de très près par les bois, étalait sa nudité sous la clarté de la pleine lune. Des équipements grossiers, de ceux qui constituent la richesse des forestiers, étaient épars çà et là sur le sol dans un désordre sans nom. Au milieu se dressait une tente teintée de givre, dont la porte s’ouvrait sur un intérieur noir. »
[33] L. Louvel, Le Tiers pictural, Op. cit., p. 168.
[34] Ibid.
[35] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 227.
[36] L. Louvel, Le Tiers pictural, Op. cit., p. 236.
[37] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 228 : « c’est mon modèle et elle n’a pas été dessinée ».
[38] Ibid. : « Pour le Maître je n’avais pas de modèle, ce qui est peut-être une manière d’avouer que ce modèle n’était autre que moi-même. »
[39] Cité par D. Hannah, « Queer Wanderings: Transatlantic Piracy and Narrative Seductionin Robert Louis Stevenson’s The Master of Ballantrae », English Literature in Transition 1880-1920, 57, n° 2, 2014, p. 207 : « Le mien avait un corps plus svelte, un visage plus long, plus fin et plus sombre. »
[40] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., pp. 71-72 : « ses traits fins et son visage brun, mince et allongé, son regard vif, alerte et sombre ».