« Quelque chose d’inédit en ce monde » :
illustrations et péritexte auctorial
du Maître de Ballantrae

- Maxime Leroy
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Fig. 1. W. Hole, « Heads, I go;
Shield, I stay
 », 1889

Fig. 2. R. W. Billings, « The Hall of Craigievar
Castle
 », 1852

Fig. 3. W. Hole, « I were liker a man
if I struck this creature down
 », 1889

La première planche fournie par Hole représente le premier tournant décisif dans le roman. En 1745, alors que la rébellion jacobite vient d’éclater, les deux frères, voulant protéger leurs arrières, décident de jouer à pile ou face lequel rejoindra les troupes de Charles Edward Stuart, et lequel restera loyal au roi George. L’illustration (fig. 1) montre le moment précis où la pièce vient de tomber à terre : « The coin was spun, and it fell shield » [5]. La distribution de la lumière, dont la source est un feu de cheminée, illumine la pièce de monnaie tout en laissant dans l’ombre deux personnages : le père, relégué sur sa chaise au rôle de spectateur, et James, dont le texte indique qu’il a produit la pièce. Vu de dos, sombre et sans visage, sa contorsion physique, évocatrice de sa turpitude morale, contraste avec la droiture apparente de son frère et de Miss Alison. Les personnages sont relativement loin du lecteur/regardeur, comme sur une scène de théâtre, et la composition frappe par l’importance accordée au décor, autant qu’à la scène qui se joue. Il faut avoir lu le passage pour comprendre l’illustration, dans laquelle le plafond, la cheminée et le parquet occupent plus d’espace que des personnages en train de jouer leur destin à pile ou face. La minutie de Hole pour les détails architecturaux vient renforcer la dramaturgie de la scène : à travers ce plafond orné et cette cheminée monumentale, ce sont des siècles d’histoire qui pèsent sur les épaules des héritiers de la maison des Durie de Durrisdeer et de Ballantrae, dont le narrateur dit qu’ils étaient une grande famille dès l’époque de David 1er, roi d’Ecosse de 1124 à 1153. Hole semble avoir suivi à la lettre les recommandations de Stevenson, tant sa gravure, jusque dans les détails, rappelle l’image indiquée par l’auteur dans sa lettre à Burlingame (fig. 2).

L’attention portée par Stevenson à la précision documentaire – il travaillait à partir de sources variées, livres d’histoire ou d’architecture, mais aussi photographies ou annuaires de navigation – se réalise visuellement dans l’illustration. L’intérêt de celle-ci réside dans sa valeur quasi-archivistique, qui fait resurgir une époque passée à travers des détails tels que les vêtements et les éléments de décoration. Les inévitables ajouts ou interprétations de Hole, comme le fait que rien n’indique dans le récit la position exacte des personnages, importent moins pour Stevenson que la précision d’un cadre mise au service d’une tension dramatique que seule la lecture permet d’apprécier.

Le deuxième exemple illustre deux aspects non moins essentiels pour Stevenson. D’une part, la caractérisation des personnages : le personnage romanesque, du fait de la présence de l’illustration, devient le produit d’une perception visuelle immédiate, et non seulement d’une recréation mentale, plus ou moins détaillée, dans l’esprit du lecteur ; il importe à Stevenson que l’image optique du personnage se rapproche le plus possible de l’image mentale que s’en fait, sinon chaque lecteur réel, du moins le lecteur virtuel – au sens que Vincent Jouve donne à cette expression : le « destinataire implicite des effets de lecture programmés par le texte » [6]. D’autre part, l’illustration doit susciter un désir de lecture en représentant un moment dramatique de l’action sans divulguer son dénouement ; ainsi, l’illustration par Hole du duel entre les deux frères n’en divulgue pas l’issue et se rapproche en cela d’un instant prégnant théorisé par Lessing. Tel est le cas aussi de notre deuxième exemple. L’illustration représente Mackellar et le Maître – cette fois-ci de face, agrippé à un cordage – sur le pont d’un navire (fig. 3). L’image montre les personnages essuyant une tempête alors qu’ils traversent l’Atlantique. James poursuit Henry à New York, où celui-ci a trouvé refuge, accompagné de Mackellar qui espère secrètement sauver Henry si l’occasion lui en est donnée. Profitant du violent roulis, l’intendant décoche un coup de pied à James pour le faire passer par-dessus bord... L’image n’en dit pas plus, et même en dit moins puisque la tentative de Mackellar n’est pas manifeste : on peut voir deux hommes cherchant leur équilibre sans forcément se battre, et l’image invite à la lecture par son ambiguïté autant que par sa dramaturgie. Elle illustre les lignes suivantes :

 

I called my energies together, and (the ship then heeling downward toward my enemy) thrust at him swiftly with my foot. It was written I should have the guilt of this attempt without the profit. Whether from my own uncertainty or his incredible quickness, he escaped the thrust, leaping to his feet and catching hold at the same moment of a stay [7].

 

Dans l’illustration, la caractérisation est à peine plus poussée que dans l’exemple précédent. De nouveau, un personnage central est de dos : le narrateur et auteur de la tentative de meurtre. Seule l’expression du visage de James, ainsi que son poing serré, trahissent un sentiment d’adversité, mais peut-être face aux éléments déchaînés ; ici encore, la scène n’est compréhensible que par le lecteur effectif. La relation texte/image suscite alors ce que Karenanne Knight appelle le texte perdu (« lost text » [8]) : une signification qui n’est pas produite par le texte imprimé ou par l’image isolément, mais qui résulte de l’invitation faite au lecteur à chercher et comparer les informations par un va-et-vient entre texte et image, ou à explorer de nouvelles voies interprétatives du fait du jeu, au sens mécanique d’intervalle ou de déformation, entre texte, image mentale et illustration. Le visage de James sera scruté pour y déceler – ou pas – ce « singulier mélange d’expression » [9] dont parle Mackellar ; et ceci fait, le lecteur s’interrogera encore à la lumière de l’illustration sur ce que cette formule veut dire, une certaine ambiguïté sur les sentiments de James perdurant dans la suite du récit.

Le contrôle exercé par Stevenson sur les illustrations est à mettre en relation avec le fait que son roman met en scène sa propre genèse (fictive), et plus précisément le travail de construction éditoriale à l’origine du volume [10]. La structure en est celle de la compilation de fragments : Mackellar interpole dans sa narration deux extraits des mémoires du chevalier Burke, le récit d’un guide nord-américain nommé Mountain, ainsi que divers échanges épistolaires. Mackellar lui-même est le premier éditeur – fictif – du roman, dont chacun des narrateurs développe un point de vue partiel et subjectif sur les faits relatés. Burke est un Irlandais acquis à la cause jacobite, dont les mémoires rendent compte des faits et gestes de James lorsque celui-ci combattait et voyageait avec lui. Mais son texte est caviardé par Mackellar, qui trouve sa prose indigeste, voire contredit par lui : « I put in my first extract here, so that it may stand in the place of what the Chevalier told us over our wine in the hall of Durrisdeer; but you are to suppose it was not the brutal fact, but a very varnished version that he offered to my lord » [11]. Le récit du chevalier commence abruptement, par des points de suspension qui mettent en relief le travail éditorial de l’intendant et produisent un effet de démembrement faisant écho au goût de Stevenson pour les procédés métafictionnels et les effets de déstructuration du récit (sa propre écriture, on l’a vu, était en proie à l’urgence [12]). L’histoire du manuscrit, du génotexte – le texte en train de se faire – affleure dans le phénotexte – c’est-à-dire « l’apparence finale, finalisée du texte lu ou parcouru » [13] – et laisse entrevoir au lecteur la « pluralité des constructions possibles » [14], voire cette « troisième dimension du texte », son devenir, dans laquelle « le sort de l’œuvre se joue avec des élans et des épuisements, des bégaiements et des vides, des ruptures et des inachèvements qui nous déroutent » [15]. Certains des chapitres du Maître de Ballantrae jouent jusque dans leur titre de ces creux narratifs, puisque le personnage principal n’est tout simplement pas là : « Summary of the Events During the Master’s Second Absence » (« Ce qui se passa durant la deuxième absence du Maître »).

 

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[5] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Londres, Penguin Books, 1996 [1888], p. 12. « La pièce fut jetée. Elle retomba pile ».
[6] V. Jouve, « Pour une analyse de l’effet-personnage », Littérature, n° 85, 1992, pp. 103-111 (en ligne. Consulté le 31 mars 2021).
[7] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 164. « Je rassemblai mes énergies, et (le navire penchant alors vers mon ennemi) lui décochai un coup de pied rapide. Il était écrit que j’aurais la honte de cette tentative mais non le profit. Soit indécision de ma part, soit promptitude incroyable de la sienne, il esquiva le coup, se remettant sur pieds d’un bond, et se rattrapant aussitôt à un étai ».
[8] K. Knight, « The Symbiotic Dilemma of the Children’s Picture Book Maker in a Polymathic World », dans A Companion to Illustration: Art and Theory, Hoboken, New Jersey, J, John Wiley & Sons, 2019, p. 374.
[9] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 164 : « an expression singularly mingled ».
[10] Voir A. Murfin, Robert Louis Stevenson and the Art of Collaboration, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2019, pp. 137-149.
[11] R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, Op. cit., p. 32. « J’insère ici mon premier extrait, qui tiendra lieu de récit fait par le chevalier, autour d’un verre de vin, dans le hall de Durrisdeer. Vous supposerez toutefois qu’il n’offrit pas si brutalement les faits à Mylord, mais une version très expurgée ».
[12] Voir N. Jaëck, « The Greenhouse vs. the Glasshouse: Stevenson’s Stories as Textual Matrices », dans Robert Louis Stevenson: Writer of Boundaries, publié par R. Ambrosini et R. Dury, Madison, University of Wisconsin Press, 2006, pp. 48-59.
[13] O. Ertzscheid, « Du texte fragment à l’hypertexte fractal : pour une critique “topologique” », Champs du signe, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2002 (en ligne. Consulté le 31 mars 2021).
[14] L. Hay, « “Le texte n’existe pas”, Réflexions sur la critique génétique », Poétique, n° 62, juin 1985, p. 152.
[15] L. Hay, La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, Paris, José Corti, 2002, p. 58.