Le passage à l’art
- Yves Peyré
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Fig. 6. A. Artaud, La Projection du véritable corps, 1946

Fig. 7. M. Broodthaers, Pense-Bête, 1964

Fig. 8. M. Broodthaers, Un Coup de dés jamais
n’abolira le hasard
, 1969

Les grands dessins de Rodez (fig. 6) réalisés entre 1945 et 1946 et les portraits des dernières années (1946-1948) [22], s’ils semblent d’avantage des œuvres d’art, ne se détachent pourtant des innombrables ponctuations plastiques scandant ses cahiers d’écriture que par leur format. Au plan de l’expression, il y a une parfaite continuité. Il serait malvenu d’établir un fait d’art au regard des seules dimensions, de s’en tenir à des considérations extérieures pour le qualifier. Artaud lui-même ne cesse de dire et de redire que ses dessins « ne sont pas des dessins mais des documents » [23], ils appartiennent spontanément à l’espace de l’écriture, ne doivent pas en être désolidarisés, ils sont un effort d’un autre ordre pour essayer d’entrevoir ni mieux ni plus mal le mystère qui nous comprend, qui aliène notre passage. Il est poète et artiste, autant l’un que l’autre, l’un dans l’autre plus justement. Les dessins de Rodez, à travers leur fouillis, leur lacis, cet entrelacs des figures esquissées ou accentuées, leur coloration évanescente ou martelante, leur complément de mots, sont des rituels, ils sont le lieu et la scène d’une épreuve devenue unanime et cosmique. Quant aux portraits, ils épousent la remontée d’une présence enfouie, ils deviennent la vérité probable d’un être, soudain libérée par la saturation et la précision du cerne, accomplie dans le sens des virtualités que la personne (le modèle élu) laisse fugitivement poindre. Ses dessins, refusant d’être une justification de l’art, en sont une sorte d’aboutissement par soustraction, vertige du sublime.

 

Quelques tentations d’abandon de l’écriture au profit de l’art

 

D’autres personnalités s’imposent également sur cette voie : Bryen qui devient presque davantage artiste, confirmant son rêve de se tenir au-delà de l’écriture par son poème phonétique charnière, Hépérile [24], Hugnet, poète et encore plus assembleur de collages tant de mots que d’images (il concilie remarquablement ces deux aspirations dans son livre La Septième Face du dé [25]), Klossowski qui finit par privilégier le dessin sur le récit, Bettencourt dressant face à ses fables l’amplitude des hauts reliefs sortis de son imagination, Ghérasim Luca, doublant son œuvre de poète par ses cubomanies, ses dessins au point et ses peintures. Tout autrement encore, Dotremont fond écriture et dessin dans un même geste qui annule la dualité au profit d’une unité troublante et audacieuse, celle de ses logogrammes [26], de tels entrelacs ou entrecroisements (ce sont alors d’indiscutables conversations secrètes que les deux expressions conduisent jusqu’à leur réciproque abolition l’une dans l’autre à même un unique espace). Au-delà, il n’y a guère que l’abandon d’une manière pour une autre, ce qui tente fortement Bryen et Klossowski, ce qui anime Jiri Kolar dans sa quête d’une expression qui lui impose de conduire la poésie à son point de rupture, privilégiant d’abord la lettre ou le chiffre dans ses poèmes abstraits, puis abandonnant toute part verbale au profit d’une recherche purement plastique du collage qui n’entend pas s’inscrire dans la sphère de l’art mais exprimer l’élan le plus radical de la poésie, ce qui est aussi le fait d’Atlan qui, après avoir longtemps hésité entre poésie et peinture (publiant même un étonnant recueil de poèmes, Le Sang profond [27]), s’est jeté à corps perdu dans la peinture et le dessin lors de son enfermement à Saint-Anne pour folie simulée, ce qui lui permet de se soustraire à la Gestapo, l’histoire en venant à trancher pour lui.

 

Marcel Broodthaers, le poète métamorphosé en artiste

 

Cette mutation donne également son sens à l’itinéraire d’un esprit inclassable comme Broodthaers, il est même le paradigme du poète devenu artiste, totalement et exclusivement artiste, sans oublier pour autant la poésie (un salut constant à Mallarmé [28] n’est pas le moindre ressort de son œuvre dite précisément d’artiste), la gardant en lui comme un irrémédiable désir, une utopie impossible, langoureuse et dangereuse à la fois. Libéré autant qu’exposé, il pousse alors à son comble la propension au déni pour la poésie et au piège pour l’art, jetant le doute, mettant en scène la distribution des leurres tout en faisant scintiller l’humilité du miracle. Marcel Broodthaers est un créateur de la plus haute importance pour le XXe siècle, il est même l’un des phares de la deuxième moitié de ce temps. Son passage est bref en raison de sa vie mais totalement déterminant. Il naît en 1924 et s’éteint en 1976, il ne vient à la création plastique qu’à partir de 1963, ce qui signifie que son apport s’exprime sur treize années, pas plus, tout en bouleversant profondément les raisons et les apparences de l’art. Au cœur de l’œuvre se tient le manque, elle est, qui plus est, auréolée d’un mystère permanent, la pluralité des voies empruntées pour confier l’aveu laisse un rien pantois. Broodthaers est d’abord poète, et brillant (en intention il le reste toute sa vie), avant de se convertir à l’art, autre forme de l’expression, il ne manque pas de faire de ce passage une énigme et même un gag (la célèbre sculpture Pense-bête (fig. 7), qui, sur une console, enferme partiellement un paquet d’exemplaires de son dernier livre de poèmes éponyme [29] dans du plâtre avec la présence d’un œuf fictif, en est l’expression emblématique). Outre l’écriture et le livre, l’imprimé plus largement, par lesquels il est invariablement révolutionnaire, Broodthaers s’impose superbement par ses films, ses montages, ses panneaux, ses sculptures, ses installations, ses objets, ses décors, ses toiles photographiques (qui sont ses dessins à lui), il sait donner à la presque totalité des possibles une ampleur confondante, mêlant la tragédie virtuelle à la dérision probable.

L’œuvre de Broodthaers [30] est avant tout une façon périlleuse de marcher sur un fil. On est comblé de tomber là sur la mise en espace d’un livre, de visionner ici avec passion le déroulé d’un film aussi concis que merveilleux. Une telle œuvre se tient au comble de la pensée, du rire et de la forme. Elle est à la fois une mélodie, une danse de l’esprit, une ironie, le sommet de la poésie et une grande intensité de l’art. Le théâtre qui advient est une interrogation sans fin. Broodthaers signe et se montre. Son portrait est un puzzle. Il est ce passant sublime et fantaisiste, extrême et scintillant, il recule les limites du possible, il attire avec fougue à lui les potentialités de l’improbable. Tout tient dans la légèreté d’une profondeur qui revient à la surface. Broodthaers est un artiste vraiment déterminant, il fait bifurquer l’histoire de l’art. Il reste jusqu’au bout le poète qu’il a été. L’art n’est pour lui que le tombeau jubilatoire et attendri de la poésie. Il est belge et universel. Fasciné par la poésie française et par l’art du même pays, soucieux des apports allemands, il est hanté par le manque, rongé par l’absence, il jongle avec la sur-présence. Il se rit de ce qui lui importe. Il gère la perturbation, joue de la dérision, assume le drame de la représentation. La profondeur et la surface pour lui se confondent. Il abat les frontières et excelle en tout : poésie, film, plastique matiérée, plastique conceptuelle, installation, pensée philosophique. Broodthaers est à n’en pas douter son propre poète et son philosophe. Il varie les effets, il décline le multiple. Il ne vient pas de rien, il a lu la poésie, il a vu la peinture, il a savouré la philosophie. Ses maîtres immédiats, ceux avec qui il dialogue, sont Marcel Duchamp et René Magritte, aussi différent serait-il d’eux pour finir, son plus proche camarade est Joseph Beuys. Il est surtout lui-même, ni vraiment pop, sauf en passant, ni totalement voué à la matière, si ce n’est en riant, ni franchement minimaliste, ou alors fugitivement, ni aveuglément conceptuel ni purement néo-Dada, ni délibérément Fluxus. Il est tout cela et beaucoup plus encore, il renvoie toute posture trop affichée à de la pacotille, il est un créateur d’espace, il a du reste rendu la poésie à l’espace, il est le visiteur le plus enivrant de la postmodernité. Avec lui l’esthétique comprend le politique, sans véritable insistance. Il signe l’art en le défaisant, il le rend à lui-même en le crucifiant. Tout ceci porté par le rire et toujours avec une intelligence diaboliquement ajustée. Broodthaers est une date, une époque, une vie, une œuvre. Il est le passeur d’un temps qui s’inquiète autant qu’il s’esclaffe, il est lui-même absolument. Tragédien ironique, bousculeur de l’attendu, contempteur de normes établies. Il est avec Duchamp (l’autre Marcel), dans le déploiement de la désobligeance polie, le plus grand perturbateur du siècle. Il saute avec aisance dans l’inconnu. Il est l’archétype du créateur d’avant-garde, quitte à se soumettre le moindre du passé. Il troue l’évidence de l’éphémère, il nage très au-dessus de l’écume du temps, il s’en remet au mystère et privilégie, pour reprendre un autre mot de Mallarmé (fig. 8), la suggestion. Il allume les lampes d’un nouveau monde. Il s’attarde en courant. Non sans parenté avec une entreprise aussi radicale, mais tout de même moins décisive, des tentatives rigoureuses et malicieusement dénonciatrices comme celles de Filliou, Gette et Spoerri, tous initialement poètes mais perçus et médiatisés comme artistes, s’attachent à ruiner les barrières et à indifférencier des pratiques qu’ils savent en écho autant qu’en différence et qu’ils rêvent transgressives par la fusion. On touche à la tautologie superbement énoncée par Broodthaers lui-même : « Qu’est-ce que la peinture ? / Eh bien c’est la littérature. / Qu’est-ce que la littérature alors ? / Eh bien c’est la peinture. / Eh bien alors – alors c’est bien » [31]. Inquiétante et ironique tautologie qui place en rapport de miroir les deux expressions, mieux en rapport d’« infra-mince » pour reprendre le mot de Duchamp. De l’abandon de la première tentative pour une nouvelle expression, on en revient in fine à l’étonnante mise en rapport de l’écriture et de l’art. L’un se perd dans l’autre et se trouve. Le même étend sa suprématie sur toute initiative de création.

 

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[22] J. Derrida et P. Thévenin, Antonin Artaud, dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986. Voir aussi M. Rowell (dir.), Antonin Artaud, Works on Paper, New York, The Museum of Modern Art, 1996.
[23] Cette formule est l’incipit du dernier des textes réunis sous le titre « Commentaires de dessins », dans A. Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1049. La même pensée traverse les lettres à Picasso, à Pierre Bordas et Hans Hartung réunis sous l’intitulé de « Lettres autour d’“Artaud le Mômo” » (Ibid., pp. 1143-1147) ou des textes épars tels que « Les Figures sur la page inerte… » (Ibid., p. 1467), « Je pose la question du dessin… » (Ibid., pp. 1501-1502) ou « Le Visage humain » (Ibid., pp. 1534-1536).
[24] C. Bryen, Hépérile, Alès, PAB, 1950. Ce poème phonétique de seize lignes deviendra définitivement illisible selon le vœu de Bryen par l’intervention de Raymond Hains et Jacques de la Villeglé qui en ont fait Hépérile éclaté, Paris, Librairie Lutécia, 1953.
[25] G. Hugnet, La Septième Face du dé, Paris, Jeanne Bucher, 1936.
[26] Christian Dotremont, logogrammes, catalogue de l’exposition au Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2011.
[27] J.-M. Atlan, Le Sang profond, Paris, L’Atelier de la Salamandre, 1944.
[28] M. Broodthaers, Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard / Image, Anvers et Cologne, Wide White Space Gallery et Galerie Michaël Werner, 1969.
[29] M. Broodthaers, Pense-bête, Bruxelles, aux dépens de l’auteur, 1964.
[30] Marcel Broodthaers 1924-1976, Stockholm, Moderna Museet, 1982. Voir aussi Marcel Broodthaers, catalogue de l’exposition de Paris à la Galerie nationale du Jeu de Paume, Paris, Editions du Jeu de Paume, 1991 ; Marcel Broodthaers, Het volledig grafisch Werk en de Boeken [L’Œuvre graphique complète et les Livres], Knokke-Duinbergen, Galerie Jos Jamar, 1989 ; Marcel Broodthaers, a Retrosprective, catalogue des expositions de New York au Museum of Modern Art, de Madrid au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia et de Düsseldorf au Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, New York, The Museum of Modern Art, 2016 ; Magritte, Broodthaers & l’art contemporain, catalogue de l’exposition de Bruxelles aux Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles, Ludion et Musées Royaux des Beaux-Arts, 2017.
[31] M. Broodthaers, contribution poétique de l’artiste reprise dans Marcel Broodthaers 1924-1976, Stockholm, Moderna Museet, 1982, p. 13.