Le passage à l’art
- Yves Peyré
_______________________________
Fig. 3. V. Hugo, Figures que font les paysans
quand ils voient les sarregousets, v. 1865
Fig. 4. C. Baudelaire, Vision céleste à
l’usage de Paul Chenavard, v. 1860
L’épanouissement de la pratique : Hugo et Baudelaire
Le XIXe siècle ne cesse d’osciller entre les deux partis, n’oubliant pas non plus la diversité des états intermédiaires. Il convient néanmoins de n’envisager que les réussites picturales majeures. Quand bien même les dendrites de George Sand (si réussies) nous retiendraient davantage que les aquarelles de Goethe, c’est Hugo qui offre à la figuration une incontestable œuvre de peintre pouvant sans crainte se mesurer au meilleur de la production plastique. Il est le pendant de Blake, visionnaire également, mais autrement, d’une manière plus immédiatement sombre et épouvantée, Blake restant, jusque dans les scènes visitées par l’horreur qu’il ne repousse jamais, hanté par l’innocence qui est son espoir. Hugo, plus expressionniste encore dans ses visages (particulièrement ces faces qu’il a insérées après coup dans son manuscrit des Travailleurs de la mer [12]), plus fougueux dans ses paysages, moins soucieux de perturber un classicisme qui lui est étranger, restitue la démesure de ses rêves, il brosse à plaisir la fantasmagorie de ce qui, dans les choses ou chez les êtres, échappe aux mots, à ces mots qu’il a pourtant si aisés (ceci se dévoile à la fois dans ses taches, ses astres, ses burgs, ses mers ou encore ses monstres). C’est en se portant à la limite d’une expression qu’il bascule dans une autre et l’assume pleinement. Poète qui est peintre, le seul à égaler Blake (en un certain sens plus sauvage que lui, moins consciemment artiste, pour toutes ces raisons, plus engagé sur la voie de l’abstraction). Il est vrai que Hugo a le plus fréquemment pensé ses dessins ou ses encres en étroit rapport avec ses livres (fig. 3), mais pas toujours, le besoin de figurer l’habite au-delà d’un prolongement de l’écrit. Comme Blake, Hugo, s’il reste dépendant de sa frénésie de parole, n’en est pas moins pour autant un artiste à part entière. L’un comme l’autre anticipent une attitude que Michaux porte à son comble, lorsqu’il distingue radicalement les deux voies, tout en ne pouvant effacer complètement la consonance. Baudelaire, tout à côté, n’est pas négligeable, ses autoportraits et ses portraits de femmes (particulièrement ceux de Jeanne Duval, de Berthe ou de quelque autre « vision céleste » [13], fig. 4) l’orientent vers une accentuation, une surcharge de traits insistants, apte à repousser l’évanescence qui menace.
Le jusqu’au-boutisme moderne : de Michaux à Broodthaers
Blake, Hugo et, par instants, Baudelaire sont exemplaires, ils montrent qu’un écrivain peut s’éprendre du geste d’inscrire le visible sur une surface oublieuse de sa propre écriture.C’est cette leçon qui prévaut chez les meilleurs, de Jarry à Desnos et de Strindberg à Maïakovski, elle offre autant de bonds hors des sentiers convenus. De partout, avec la modernité, surgissent des écrivains qui se veulent aussi des artistes. Dans la turbulence des ruptures continues que le cubisme initie, se recommandant tantôt de l’obligeante caution de Blake et de Hugo, tantôt de l’exemple de Baudelaire, fasciné tour à tour par l’effraction souriante autant que timide de Lewis Carroll [14] et par l’incertitude d’appartenance propre à Jarry [15], le poète moderne retient la voie d’une double pratique dans laquelle aucun mode, en vient-il à espérer, n’est mineur. Le minimum de l’attente est cette double voie, plus radicalement certains poussent l’engouement pour l’autre expression jusqu’à oublier la première, il en va là d’une métamorphose totale, l’écrivain devient artiste. Pour les définir d’un nom qui soit emblématique, ces postures sont symbolisées par Michaux pour la première, par Broodthaers pour la seconde. Il reste à signaler que jamais dans ce dernier cas l’expression initiale n’est totalement oubliée, elle persiste le plus souvent comme l’ombre d’une déraison, comme la métaphore même du geste de créer. En ce sens, pour les écrivains venus à l’art, la revendication ouverte d’une seconde œuvre portée par un vertige qui ne le cède en rien devant celui qui anime le besoin d’écrire est la découverte d’une terra incognita.
L’exemple de l’accomplissement : Henri Michaux
Il suffit de ce pas de plus pour se trouver face à une œuvre véritable, indéniable, apte à concurrencer sérieusement le premier mode de l’expression, l’écriture ne surplombant plus la dimension plastique qui prend ses distances et se jette un défi que l’on ne peut réduire à une ombre portée, même resongée, de la littérature. Un homme symbolise admirablement cette indépendance de la deuxième main, il s’agit de Michaux. Personne mieux que lui ne peut être dit à ce point poète et artiste, en ayant pour point de départ l’écriture. Totalement peintre, mais n’abandonnant pas pour autant la part verbale. Dans le siècle, nul pour véritablement se comparer, si ce n’est quelques artistes revendiquant la poésie (Arp ou Schwitters), seul Artaud sur cette pente s’approche d’un double mouvement [16] aussi pleinement assumé. D’emblée, Michaux est poète et l’un des plus éminents du siècle. On a souvent voulu faire de sa venue à l’art une simple fantaisie et on l’a prétendue quelque peu tardive. Voilà qui est doublement faux, Michaux aborde la peinture dès 1925 avec deux œuvres magnifiques et qui représentent les deux grandes tendances de son apport plastique : une gouache figurant un visage finement esquissé surmonté d’une chevelure en panache, Le Petit masque bleu (fig. 5), et une encre également de format restreint, sorte de broussaille agitée en haut d’une dune, proche d’un alphabet mystérieux. Dorénavant, il s’exerce à une activité simultanée : il peint. Il est à considérer qu’il n’écrit que depuis trois ans lorsqu’il s’adonne à la peinture, c’est en effet en 1922, en réponse au défi d’un camarade, qu’il a accepté l’écriture qui bouillait depuis longtemps en lui. Durablement, l’urgence créatrice qu’il applique aux traits et aux couleurs s’apparente à un secret, il offre à quelques proches les figures, formes ou taches qu’il tire de son fonds, il soupçonne autant la peinture qu’il a pu se défier de l’écriture. Klee, Ernst et De Chirico sont les ressorts d’un déblocage très comparable à celui provoqué par la lecture de Lautréamont, l’écoute de Cendrars [17] et la découverte de Pansaers [18] dans l’espace de la littérature. Quelque chose d’improbable se peut, à Michaux de prendre à bras le corps ce soi-disant impossible. Toutefois, l’écriture s’avoue au grand jour, quand la peinture ne dépasse pas la sphère privée. Elle suscite même la désapprobation, voire l’inquiétude de son entourage. Michaux, influencé par ses réserves, tend alors à minimiser une pratique qui lui tient au plus haut point à cœur. Longtemps, sans parler de Paulhan et de son refus, Adrienne Monnier par exemple tient la pratique picturale de Michaux pour un écart peu significatif, s’apparentant même à du temps dérobé à son talent d’écrivain, ce n’est que tardivement qu’elle fait très honnêtement amende honorable. Elle n’est que l’un des nombreux témoins privilégiés qui attestent que la peinture de Michaux n’est pas vue. Selon eux, elle s’apparente davantage à un caprice de tempérament qu’à une nécessité personnelle. Michaux ne s’interrompt donc jamais de peindre, serait-ce en silence, jusqu’en 1937, année cruciale où il approfondit un monde très personnel de situations, de visages et de paysages. Tout bascule en 1938 précisément, lorsque Michaux expose à la Galerie Pierre ces étonnantes gouaches sur fond noir. Désormais, Michaux est poète, mais il est aussi un artiste, indiscutablement. A compter de là et jusqu’à sa mort, il n’est plus considéré comme un peintre du dimanche. Il n’en finit plus de se révéler.
[12] Soleil d’encre, manuscrits et dessins de Victor Hugo, catalogue de l’exposition de la Bibliothèque nationale au Musée du Petit Palais, Paris, Editions Paris Musées / Bibliothèque nationale, 1985.
[13] C. Pichois, en collaboration avec J.-P. Avice, Les Dessins de Baudelaire, Paris, Editions Textuel, 2003.
[14] Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland, Londres, Macmillan, 1865. On lit dans les Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, la première version, plus pathétique, du texte telle qu’elle se présente dans le manuscrit d’Alice sous terre, traduction de H. Parisot, et la seconde, plus parodique quant au judiciaire, telle qu’on la trouve dans le texte imprimé, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, traduction de H. Parisot, chapitre III.
[15] A. Jarry, César Antéchrist, Paris, Mercure de France, 1895. Comme déjà : A. Jarry, Les Minutes de sable mémorial, Paris, Mercure de France, 1894.
[16] A. Artaud, Artaud le Momo, Paris, Pierre Bordas, 1947.
[17] Avant tout J’ai tué. B. Cendrars et F. Léger, J’ai tué, Paris, A la belle édition, 1918.
[18] Notamment L’Apologie de la paresse. C. Pansaers, L’Apologie de la paresse, Anvers, Editions Ça ira, 1921.