Le passage à l’art
- Yves Peyré
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résumé
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Fig. 1. W. Blake, America a Prophecy, 1795

Fig. 2. J. W. von Goethe, Paysage, v. 1788

Les deux expressions que sont l’art et l’écriture entretiennent depuis l’Antiquité grecque des rapports assez complexes. Sous la forme de la poésie et de la peinture, elles sont placées en pendants par Platon d’abord, par Aristote ensuite. Peu importe présentement la divergence d’appréciation des deux philosophes qui, respectivement dans La République [1] et la Poétique [2], ont cherché à cerner les points de similitude et d’opposition entre ces deux expressions, privilégiant de fait le parallélisme. Cette attraction est, dans le monde latin, vulgarisée par Horace qui, avec son Epitre aux Pisons, le plus souvent appelée Art poétique, revient sur le fameux duo au point que l’un de ses débuts de vers (au demeurant une simple traduction d’une formule d’Aristote qui scande çà et là sa Poétique), « Ut pictura poesis » [3], sorti de son contexte, devient, contresens particulièrement fructueux, le prisme sous lequel les époques de la Renaissance et du classicisme considèrent les deux expressions et leurs multiples rapports. Le lien cesse alors d’être intellectuel (comme pour Platon et Aristote), il devient une dépendance, l’un n’est jamais que la transposition de l’autre, on met en avant la fascination et aussi bien l’antagonisme, l’attraction et la rivalité sont les deux modes qui partagent dès lors les esprits quand on confronte l’art et l’écriture. Commencent à poindre des pratiques d’annonce comme l’illustration dans le livre, l’accompagnement poétique de l’œuvre d’art (en 1669, Molière dans son poème La Gloire du Val-de-Grâce [4], envoûtant salut à Mignard, en propose le paradigme). On peut imaginer que certains protagonistes se laissent séduire par les deux formes de l’expression, ce n’est encore le cas que de rares exceptions.

 

Le premier pas : les artistes écrivains de la Renaissance

 

Il est notable que dans ce singulier besoin pour un art de se concilier l’autre comme mieux qu’une dépendance il n’y a aucunement réciprocité. En effet les artistes créent avec la langue bien avant que les écrivains ne se laissent gagner par le besoin de figurer. Si les artistes viennent à l’écriture dès la Renaissance, les écrivains ne s’expriment avec le trait et les couleurs qu’à la toute fin du XVIIIe siècle. Il n’y a là rien d’étonnant au demeurant puisque s’expliquer, revenir par la pensée sur son travail, recourir à cette fin à la langue (ce bien en un autre sens si commun), va presque de soi, quand dessiner ou peindre ne sont apparemment que des ajouts gratuits pour l’homme des mots. L’intérêt des artistes pour l’écriture est une constante. Dès le XVe siècle, Alberti [5] en témoigne, au tournant des XVe et XVIe siècles, Léonard de Vinci [6], Dürer [7] et Michel-Ange [8] élaborent des œuvres d’écrivains : à l’occasion (aussi somptueuse serait-elle) avec Dürer, dans la démesure de tout accaparer des savoirs et des expressions chez Léonard, en pure poète pour Michel-Ange. Au XVIe siècle, Cellini par le génie de ses mémoires [9] confirmera la force de cette tendance : les artistes savent ne pas être des écrivains secondaires. De tels apports sont au contraire tous résolument majeurs, seule la primauté (au regard du point de départ et de l’importance quantitative) de la part artistique de leur expression a durablement empêché de considérer ces hommes parfaitement doubles comme des écrivains au sens strict. De ce grand élan se détache tout de même le cas singulier de Michel-Ange dont les poèmes sont un tel accomplissement prosodique qu’il est difficile de les passer sous silence ou de les réduire à une curiosité. Il est l’un des plus grands poètes que l’Italie a vu naître, néanmoins, cela sonne un peu comme son apport de peintre (malgré la célébrité de la Sixtine), la puissance du sculpteur et de l’architecte écrasant tout. Poèmes d’un artiste, donc placés dans la dépendance de l’art, et pourtant œuvres en soi, tintant dans leur différence. Michel-Ange est sans doute le premier créateur auquel on n’est jamais parvenu à totalement dénier d’être double et de l’être magnifiquement.

 

Les écrivains s’adonnant à l’art : les débuts avec l’alternative Blake/Goethe

 

En regard, les auteurs ne sont chez eux dans la sphère plastique que tardivement, et encore n’est-ce pas sans restrictions, leur production dans ce registre de l’expression se voyant invariablement minimisée. C’est à la fin du XVIIIe siècle que les écrivains (avant tout les poètes) vont se livrer à l’exercice du dessin, voire de la peinture, soit de façon délibérée soit de manière plus occasionnelle. A cet instant, une telle familiarité (non de regard mais de pratique) avec l’altérité artistique s’impose comme une évidence, ce mouvement ne fera désormais que s’approfondir et se préciser. A l’origine, deux hommes incarnent cette tendance, ils sont les parfaits représentants des deux possibles qui s’offrent à un écrivain quand il aborde la pratique de la peinture. Blake est un grand poète, il est non moins un artiste au sens plein du terme, il invente même des techniques et des approches [10]. Homme à deux versants certes, mais qui sont d’égale importance, personne ne pouvant considérer Blake comme un simple poète, niant qu’il ait bâti, à côté ou en complément, une œuvre indiscutable de peintre (fig. 1). Même si une part importante de son activité d’artiste tend au livre, visant à offrir à l’écriture son contrepoint d’images, nous découvrant à l’occasion l’enlumineur de génie qu’il ne cesse d’être, Blake, pour qui mystiquement tout est livre (la Bible) et poésie, élabore aussi nombre de dessins, de gravures et de peintures en dehors de toute intention de publication précise, formulant autrement (par la plastique) la même obsession prophétique que dans ses poèmes. Il renouvelle jusqu’à la pratique du dessin, la grammaire des formes dont il use lui appartient totalement, on doit bien mesurer l’effort surhumain qu’il poursuit en vue de courber les réminiscences renaissantes venues le visiter vers cette pesanteur qui certes le terrorise mais dont il a tant besoin, ne serait-ce que pour s’en dégager. Blake est un artiste passionnément inventif. Goethe est exactement l’inverse, un écrivain prépondérant qui se plaît à peindre avec assiduité et non sans bonheur, sans toutefois s’attacher à innover à proprement parler dans cette sphère, se contentant en somme de porter à sa parfaite exécution un classicisme de la représentation, lestant ses aquarelles d’une grande exactitude de sensibilité, s’appliquant même, mais n’indiquant pas de voie nouvelle à la figuration [11] (fig. 2). Blake et Goethe résument assez bien les deux postures qui vont se proposer, il y aura à tout moment une hésitation entre le délassement qui satisfait et l’engagement radical dans une direction qui apparaît aussi essentielle à frayer que la piste initialement échue. C’est bien évidemment la voie ouverte par Blake qui oriente les temps d’invention qui vont suivre.

 

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[1] Platon, La République, livre X, traduction de G. Leroux, Paris, Flammarion, 2002.
[2] Aristote, Poétique, traduction de M. Magnien, Paris, Librairie Générale Française, 1990 (très précisément, 1447a 19 ; 1448a 5 sq ; 1448b 10 sq ; 1450a 26 sq ; 1450b 1 sq ; 1454b 9 sq ; 1460b 8 ; 1460b 32 ; 1461b 13 sq).
[3] Horace, Art poétique, dans Œuvres, traduction de F. Richard, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, pp. 255-271. La formule si souvent citée se trouve au début du vers 361 du poème qui compte 476 hexamètres, p. 268.
[4] Molière, La Gloire du Val-de-Grâce dans Œuvres diverses, dansŒuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971.
[5] L. B. Alberti, Opera omnia / Œuvres complètes, traduction de Marco Sabbatini, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
[6] L. de Vinci, Traité de la peinture, traduction d’André Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987. Voir aussi L. de Vinci, Carnets, préface de P. Valéry, 2 volumes, Paris, Gallimard, 1942.
[7] A. Dürer, Journal de voyage d’Albert Dürer dans les anciens Pays-Bas, traduction de J. A. Goris et G. Marlier, Bruxelles, La Connaissance, 1937. Et bien évidemment les grands traités que l’on trouve rassemblés en français dans Les Quatre livres d'Albert Dürer : Peinctre & geometrien tres excellent, de la proportion des parties & pourtraicts des corps humains, traduicts par Loys Meigret, Lionnois, de langue latine en françoise, Paris, chez Charles Périer, 1557.
[8] Michel-Ange, Poèmes, traduction de P. Leyris, Paris, Gallimard, « Poésie », 1992. Voir aussi : Michel-Ange, Poèmes, traduction de F. Ducros, Saint-Maximin, Théétète éditeur, 1996.
[9] B. Cellini, La Vie de Benvenuto Cellini écrite par lui-même…, traduction de Nadine Blamoutier, Paris, Editions Scala, 1996.
[10] M. Phillips (dir.), William Blake, catalogue de l’exposition à la Tate Britain de Londres et au Metropolitan Museum of Art de New York, Londres, Tate Publishing, 2000. Et aussi : M. Phillips (éd.), William Blake, le Génie visionnaire du romantisme anglais, catalogue de l’exposition au Petit Palais-Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Paris, Petit Palais-Paris musées, 2009.
[11] Goethe & Chateaubriand, regards croisés devant les paysages, catalogue de l’exposition présentée à la Maison de Chateaubriand, Domaine de la Vallée-aux-Loups, et reproduisant cinquante aquarelles de Goethe, Milan, Editions Silvana, 2018.