Michaux, depuis 1937, est peintre continûment, il procède par saisons, par moments, il avance par médiums, les essayant les uns après les autres en grand expérimentateur, jubilant dans l’appropriation des usages, se lassant, espérant toujours aboutir par le nouveau, n’hésitant pas à abandonner plus ou moins longuement tel procédé pour mieux y revenir et le ressaisir dans sa plénitude. Ainsi, la gouache, l’aquarelle, l’encre de Chine, le crayon, le pastel, l’huile, l’acrylique, autant de moyens de s’accomplir, qu’ils soient en accord immédiat avec sa nature comme l’aquarelle ou l’encre ou dans cette apparente distance qui est le propre de l’huile. Michaux, pour traduire aussi bien l’obsédant visage qui le visite sans répit que la frénésie d’un peuple de signes (course de corps ou alphabet) qui traverse son être avec une régularité non moins grande, multiplie les recours, varie les angles. Parfois il est à la gouache, ici ou là, à l’aquarelle, parfois il s’en remet à l’huile, il n’oublie que rarement l’encre. Il opère non par séries mais par épisodes. Se succèdent des intensités : les gouaches sur fond noir de 1937-1938, les frottages de 1945, les aquarelles de 1948, celles de 1970 ou de 1981, les encres de 1954 ou de 1961, de 1981 encore, les dessins mescaliniens de 1954-1959, les acryliques de 1968, les dessins de réagrégation de 1969, les dessins aux crayons de couleurs de 1980-1981, les huiles çà et là à partir de 1974 et résolument entre 1980 et 1984. Tels sont les moments vifs de Michaux, mordants d’invention, assoiffés de peinture [19]. Un fait est à cet égard on ne peut plus significatif : des artistes, comme Fautrier, Dubuffet ou Bacon, pourtant fort peu conciliants envers quiconque cherche à s’aventurer dans la création plastique, accordent une attention toute particulière aux trouvailles de Michaux, le distinguant, n’omettant jamais de le considérer, tant il est l’un des rares à compter à leurs yeux. Plus généralement, la plupart des peintres s’arrête devant Michaux, méditant son travail, se montrant le plus souvent très sensibles à son apport, beaucoup plus en tout cas que les écrivains pris globalement pour lesquels il reste avant tout un poète et qui ne sont dans l’ensemble pas vraiment aptes à mesurer picturalement sa leçon de peinture. De visage en course, de bataille en face, il scrute, il attire encore montagnes et végétaux, animaux et pierres dans le cercle du mystère, il façonne la vision autant qu’il affûte sa voyance. Il rêve, à tout moment de sa création, d’une écriture illisible et mystérieuse, bien loin de la langue donnée. C’est ce qui le pousse à tracer à l’encre des signes énigmatiques ou des corps gesticulants sur les feuilles de la révélation. Le rêve de la peinture de Michaux reste d’inventer l’alphabet d’une langue inconnue. Y compris sous l’influence de la mescaline, il est lui. Michaux persiste en se redécouvrant comme si devant chaque surface livrée au regard il avait invariablement la posture du nouveau-né prenant le monde en compte. L’origine est le dernier fruit de la remontée depuis l’obscure zone de la nécessité. Il se plaît toujours plus à approfondir le geste de peindre.
Une entrave vient néanmoins à le chagriner. Très vite, son écriture est admise comme un apport majeur. La peinture rencontre plus de résistance, Michaux en souffre, il voudrait qu’elle s’impose d’elle-même, par sa seule révélation, devoir la présenter par le recours à cette écriture toujours triomphante malgré les voies singulières qu’il lui fait prendre revient quelque peu à subir une défaite. Aussitôt Michaux se venge, il donne l’accent d’un autoportrait en peintre à ce livre admirable qu’est Emergences-résurgences [20], récit de son cheminement vers la peinture, seule à même de libérer de l’emprise des mots celui que ses livres « ont fait passer pour poète » [21]. Il déprécie à plaisir l’écriture, il dote la peinture de toute sa magie. Le parti de Michaux n’est pas sans injustice pour cette écriture qui jusqu’au bout est une expression que, loin de négliger, il honore abondamment, il s’y adonne toujours avec la même convoitise, la même rage et la même surprise, mais il rêve d’au moins un équilibre, à cette fin il lui faut abaisser le mieux reçu et hausser le moins reconnu. Michaux a raison de penser que son parcours de peintre est sous-estimé, il est légitime qu’il en soit affecté, ce qui le conduit à vouloir inverser les valeurs. Il aurait objectivement été plus pertinent encore de réclamer une simple parité entre les deux expressions, mais cela supposerait un sang-froid qui n’est possible qu’à distance et ne se soutient pas aussi aisément dans le feu de l’action. Michaux a claire conscience que son apport à l’écriture est un acquis, il est un écrivain déjà mythique de son vivant. Il n’est, en dépit de toutes ses véhémences, pas tout à fait certain d’être un peintre égal à l’écrivain qu’il est. Aussi immense poète qu’il soit, il est pourtant un artiste à part entière. Michaux est peintre et poète, autant l’un que l’autre, personne n’est plus intensément aux mots, forçant la langue à livrer ses mystères, et, sans rien abandonner de ce parti, il est avec une égale fougue et une égale lucidité aux traits et aux couleurs, soutirant à la peinture ses secrets. Ce n’est là pour lui que deux manières de vivre ce que sont sa vérité, son désir et sa force : des expériences. Il n’y a pas non plus en lui un en soi de la littérature ou de la peinture, il voit en elles des chemins par lesquels l’expression vient au jour. C’est là qu’il retrouve sa propension mystique qui jamais ne cesse de le relancer. Il tient en main la carte littérature et l’atout peinture. Il revient à Michaux, ce héros très discret, d’assumer pleinement les deux possibles, avançant tour à tour sa main de poète et sa main de peintre, manifestant comme personne l’infini des deux expressions et pestant contre leurs limites. Incomparable Michaux, lancé dans la légitimation de soi par l’exemple du moins probable.
L’expérience de l’excès : Antonin Artaud
Quelques autres auteurs présentent une étonnante contrepartie plastique à leur dimension proprement littéraire : au premier rang, Antonin Artaud qui est le plus près d’approcher Michaux et sa merveilleuse réussite. Artaud s’en remet aux mots, mais à condition qu’ils se tiennent au-delà de la littérature. Il lance parallèlement un appel fébrile au dessin, cependant cet effort pour cerner et sauver n’a rien à voir avec l’art. Artaud brûle d’un feu singulier et il convient de ne pas l’enfermer une fois de plus dans un carcan, de ne pas le limiter à la pauvreté d’un métier, littéraire ou plastique. Il cherche à détacher de lui ce qui l’entrave, corps ou âme, il ne se déprend pas de ses cahiers, il espère un répit. Le drame commence très tôt, les textes et le dessin de même. Le dessin, un temps négligé, revient en force, il finit par occuper la part tout sauf marginale d’un aveu permanent, d’une protestation sans fin. Qu’Artaud soit poète et artiste, c’est à la fois flagrant et douteux. Il est totalement l’un et l’autre, poète et dessinateur, inspiré par le mal-être, le désespoir, la voyance, secoué par des forces inouïes, revendiqué par un lieu où les questions tombent, où les contraires s’annulent, traversé par cette cruauté qui le malmène, torturé, séparé d’avec soi, enfermé. Il est le contraire de la littérature et de l’art qui, appliqués à son cas, sont presque des injures. Il écrit depuis son adolescence ; de plus en plus, il poursuit cette pratique avec des ambitions très hautes, moins personnelles que métaphysiques, il s’en remet dès la même époque (à partir de 1915 et surtout de 1918 à 1920) au dessin. Suite à deux voyages, le Mexique (en 1936) et l’Irlande (en 1937), une crise qu’il a depuis longtemps prévue le transperce, il est secoué par des révélations, son état mystique reçoit une réponse asilaire, il passe soudain des cures à répétition à l’internement. Il écrit, il dessine. Le dessin prend un autre sens. Il ne s’agit plus de figurer, il importe d’avertir, des contours et des brûlures, des interventions magiques se glissent dans ses lettres-sorts de 1937 et de 1939, comment conjurer, protéger, intercéder, telle est la question, on est loin de l’art.
[19] Henri Michaux, Œuvres choisies, 1925-1984, catalogue des expositions de Marseille au Musée Cantini, de Valence à l’IVAM, Centre Julio Gonzalez et de Genève au Musée Rath, Genève/Marseille, Musée d’Art et d’Histoire/Réunion des Musées Nationaux, 1993. Et aussi : Henri Michaux, Peindre, composer, écrire, catalogue de l’exposition de la Bibliothèque nationale de France, Paris, Bibliothèque nationale de France/Editions Gallimard, 1999 ; ou : Henri Michaux Face à face, ouvrage publié par Jacques Carion et Jean-Luc Outers à l’occasion des expositions à la Bibliotheca Wittockiana, Woluwe Saint-Pierre, et au Centre Wallonie-Bruxelles, Paris et Bruxelles, La Lettre volée et Bibliotheca Wittockiana, 2016.
[20] H. Michaux, Emergence-résurgences, Genève, Albert Skira, éditeur, « Les Sentiers de la Création », 1972.
[21] H. Michaux, Qui il est, préface à Peintures, Paris, G.L.M., 1939, dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 705.