La fabrique de Femmes, un cas
d’« illustration transgressive » ?

- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 13. Comparaison Dessin/Toile de Picasso

3.3. Réécriture et recouvrement

 

Le morceau central du livre où apparaissent des « femmes en festons » [73], qui a attiré l’œil de nombreux critiques [74], présente dans sa marge deux dessins [75] dont la facture demeure isolée dans les deux manuscrits : contrairement aux trente-deux autres dessins présents dans les manuscrits, ces deux dessins arborent un « style » pictural  reconnaissable : le style cubiste [76] dont on retrouve la trace dans l’archive simonienne. Inscrits en lien étroit avec le thème des « putains, du bordel, du vieillard voyeur » [77] développé dans le texte de Femmes, ces dessins rejoignent le style des œuvres graphiques conservées de Claude Simon [78], reliant la peinture détruite de l’écrivain à celle de Picasso [79].

Ces deux dessins de l’archive de Femmes évoquent notamment un tableau de 1961 que Simon a pu voir lors de ses visites à l’atelier du peintre : Femme nue couchée dans un intérieur (fig. 13).

En créant un dessin « à la Picasso » [80], qui s’inspire probablement d’une toile existante, Claude Simon n’écorne-t-il pas pour finir la thèse critique d’une osmose entre son esthétique visuo-verbale et celle de Miró ? En peintre qu’il a été pendant plus de vingt ans, Simon oblitère sans ambages le modèle pictural dont il était censé s’inspirer – qu’il appréciait sans doute puisqu’il possédait une de ses peintures [81] mais sans en avoir jamais été un admirateur invétéré [82 et lui substitue le modèle stylistique qui a été le sien pendant sa précédente carrière picturale, Picasso [83]. La présence de ces deux dessins liés à la thématique érotique, absente des toiles de Miró, achève de mettre en question la convergence « profonde » entre Miró et Simon et la coïncidence parfaite que traduirait l’écriture simonienne avec ses « stimuli » de départ…

 

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Le livre Femmes, souvent approché comme exemple accompli d’osmose entre écriture et peinture révèle, quand on s’attache aux différentes strates et composantes de l’œuvre, des choix hétérogènes et transgressifs qui entament largement cette théorie :
– le livre publié par Maeght, caractérisé par une scénographie énigmatique, constitue une première blessure à l’organicité du livre comme à l’horizon d’un dialogue entre créateurs : le dispositif de l’album juxtapose les reproductions des toiles de Miró au texte simonien, sans donner au lecteur de clefs  suffisantes pour lier ensemble ces deux composantes dont l’archive éditoriale révèle par ailleurs qu’elles ont été conçues à distance et sans collaboration directe entre les deux créateurs ;

– les traces conservées dans l’archive manuscrite de l’écrivain ne donnent guère plus de clefs pour retracer les liens explicites entre le texte et son « stimulus » pictural ; l’analyse des dessins du ms 1 et ms 2 accroît au contraire l’impression d’un rapport opaque du texte aux planches, en opposition avec le lien consubstantiel des dessins de l’écrivain à son texte ;
– le rapport texte/dessin/ planches révèle à l’analyse une recréation complexe impliquant altérations, manipulations, décompositions, recouvrement des stimuli iconiques où le dessin de l’écrivain sert de support de transformation ou de réinvention des images antérieures.

Les manuscrits de Femmes et leurs dessins dévoilent ainsi l’entre-deux ambigu du regard que Claude Simon porte sur ces images et les mécanismes de détournement qui s’enclenchent pour favoriser l’éclosion de sa propre vision :

 

forcé de fermer à demi les yeux dans la lumière
espace marron où apparurent des taches floues rouges
vert d’eau les rouvrant je la vis

 

« Si l’action d’écrire consiste (…) à fabriquer quelque chose qui n’existe pas avant elle » [84], Claude Simon a manifestement décidé de brouiller, d’effacer ou de reconstruire mentalement – voire de réinventer ou même de redessiner – en grande partie l’image picturale qui précédait son texte. L’écrivain démontre-t-il ainsi que le pouvoir d’évocation de l’image verbale repose sur la vision libérée du peintre écrivain qui se détache des stimuli concrets et non sur une vue [85] fidèle à l’image source ? Les dessins de Femmes achèvent en tout cas de fragiliser la thèse « analogique », si celle-ci consiste à établir une ressemblance, une concordance ou une conformité entre les images verbales simoniennes et leurs stimuli picturaux initiaux. S’il reste un rapport tangible aux images sources [86], c’est tamisé par le filtre de médiations complexes qui éclairent une fabrique aux cheminements multiples où les temps de la contemplation, de l’écriture et du dessin se nouent aux chemins bifurquants et infidèles de la mémoire écrivante.

 

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[73] Absente du ms 1, cette séquence des « dockers au bordel de Barcelone » est annoncée au ms 2 par la notation « antre entre ses cuisses » déposée en marge (II-5 et II-8) qui génère ensuite le portrait des femmes à « festons » et « incrustations de dentelles » de l’alinéa 40 (« dockers ou quelques chose comme ça… ») à 44 (« sinueuses guirlandes de dentelles fanees et dechirees ... »).
[74] Guy Neumann y voit notamment une « mise en abyme de l’écriture » (G. Neumann, « Claude Simon : La Chevelure de Bérénice », art. cit., p. 560).
[75] Dessins 15 et 16 du ms  2 p. 7.
[76] I. Yocaris et D. Zemmour, « Qu’est-ce qu’une fiction cubiste ? La “construction textuelle du point de vue” dans L’Herbe et La Route des Flandres », Semiotica, vol. 195 / 1‑4, 2013, pp. 1‑44.
[77] M. Calle-Gruber, Claude Simon : une vie à écrire, Op. cit.
[78] On peut sur ce point consulter un dessin publié par Claude Simon dans Orion aveugle, 1970 et s’informer sur les relations de l’écrivain avec Picasso dans la biographie de Simon déjà citée, notamment p. 179 sq.
[79] Une reproduction d’une peinture de Claude Simon figure dans M. Calle-Gruber, A. Cousin de Ravel et F. Migeot, Présences de Claude Simon, Mont-de-Laval, L’Atelier du Grand Tétras, 2016, p. 192.
[80] Les variations sont fines chez Claude Simon entre pastiches d’œuvres réelles ou exercices « dans le style de » : sur ce point, voir P. Janssens, « Une restitution par la peinture: Claude Simon », art. cit.
[81] Claude Simon, Œuvres, Op. cit., p. 1363 note 3.
[82] Dans une liste de peintres conservée dans le manuscrit SMN18_1_495 déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, l’écrivain note à la date du 5 août 1997, à côté du nom de Miró, la mention suivante : « avec réserves ».
[83] Le nom de Picasso revient souvent dans ses entretiens. Rappelons que c’est à lui – et non à Miró – qu’il demande en 1955 un dessin de couverture pour un projet d’album en collaboration avec Prévert qui ne verra jamais le jour. M. Calle-Gruber, Claude Simon : une vie à écrire, Op. cit., p. 207.
[84] Cl. Simon, « Attaques et stimuli » dans L. Dällenbach, Claude Simon, Op. cit., p. 177. Notons que le terme « fabrique » figure à l’entame de l’alinéa 2 du ms 1.
[85] Sur la différence vue / vision, nous renvoyons aux écrits d’Anne-Marie Christin consacrés à Eugène Fromentin.
[86] Anne-Marie Christin parlait ainsi à propos des Madrigaux de Mallarmé « illustré » par Dufy de « fidélité transgressive ». Sur ce texte, voir la note 1.