La fabrique de Femmes, un cas
d’« illustration transgressive » [1] ? [*]
- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 1. Cl. Simon, lettre à Jacques Dupin, 5 juillet 1964
Fig. 2. J. Miró, lettre à Claude Simon,
30 décembre 1964, extrait
Femmes, œuvre double portant un texte original de Claude Simon écrit à partir de 23 peintures de Joan Miró, achevée d’imprimée par l’éditeur Maeght en novembre 1965 [3], est un objet qui s’avère beaucoup plus complexe [4] que sa brièveté – un texte d’à peine onze pages – ne le suggère de prime abord. Complexité qui naît sans doute en premier lieu de l’histoire génétique et éditoriale de l’œuvre. Le texte de Claude Simon a connu plusieurs phases d’écriture dont une trace, peut-être incomplète – deux manuscrits et deux tapuscrits – est aujourd’hui consultable à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Ces manuscrits révèlent en outre l’existence d’une trentaine de dessins de la main de Claude Simon, dont le lien avec les planches reproduites semble à première vue énigmatique. Ajoutons une évolution éditoriale inattendue : le texte de Claude Simon a connu plusieurs publications du vivant de l’auteur, d’abord chez Maeght, avec les reproductions des peintures de Miró, puis sept ans plus tard, en revue et sans les images (1972) [5] et, enfin, toujours sans les images, mais sous un nouveau titre, chez Minuit à l’instigation de Jérôme Lindon (1984) [6].
La présente contribution consistera à confronter ces différents avatars de l’œuvre aux commentaires critiques, éditoriaux et auctoriaux qui les ont accompagnés en dissociant deux configurations et deux moments de la création : la mise en livre et la genèse du texte. L’analyse conduira à faire apparaître les strates hétérogènes dans la composition de l’œuvre et à remettre en question tout lien direct, simple ou évident qu’un lecteur pourrait supposer entre le texte produit par Claude Simon et les peintures qui en constituaient la source – ses stimuli [7], selon le terme consacré par l’écrivain, généralement repris par la critique.
On s’attachera d’abord à l’objet éditorial que constitue le livre de Maeght en analysant le choix de l’éditeur de lier les composants de l’œuvre dans le dispositif de l’album à travers une scénographie qui demande à être interprétée. L’étude des dessins de genèse, présents dans les manuscrits de l’œuvre simonienne, nous permettra ensuite de plonger au cœur de l’archive et d’en décrire la texture mixte, assemblant étroitement avant-textes et dessins de Claude Simon. On s’attachera pour finir aux liens perceptibles entre certains dessins et les images reproduites dans l’album Femmes : cette enquête hypothétique, encore lacunaire, suggère un double mouvement de liaison/dé-liaison du texte écrit aux images initiales, révélant un processus stratifié et complexe. Par accrocs, écarts, blessures successives, le texte simonien semble émerger des décombres de l’image mironienne pour créer sa propre construction visuelle.
1. L’œuvre éditée chez Maeght : accrocs et décrochages
Il n’est pas possible de s’attacher à la description du livre édité par Maeght sans relever sa singularité dans l’œuvre simonienne, sans doute liée à sa genèse éditoriale, ni prendre en compte les discours critiques qui s’en sont saisis, surprenants par leur convergence.
1.1. Le contexte d’éclosion du livre : genèse éditoriale et approche critique
a. Singularités de la genèse
Si la singularité de Femmes dans l’ensemble de l’œuvre simonienne est si forte, c’est peut-être moins par son appartenance à la poésie, comme cela a été souvent relevé par la critique, que, d’une part, par la coprésence matérielle, assez rare dans l’œuvre simonienne [8], entre des images physiques et des textes publiés et, d’autre part, par la distance de l’écrivain vis-à-vis de ces images qui lui sont extérieures à plusieurs titres. Les seuls exemples d’œuvres simoniennes publiées en volume dans lesquelles le texte s’accompagne d’images – Orion aveugle [9], Album d’un amateur [10] et Photographies [11] – proposent des images choisies par Claude Simon, certaines d’entre elles parmi ses dessins ou photographies, et pour lesquelles il a écrit le texte ou les légendes [12]. Dans ces exemples, l’écrivain reste maître du processus de conception, la proximité de source et de genèse entre le texte et l’image assemblés étant par ailleurs manifeste. Ce constat ne fait que mieux ressortir la singularité de Femmes [13], œuvre de commande associant un texte de Simon aux images d’un autre, images qu’il n’a pas choisies : Claude Simon répondra certes positivement à la sollicitation de Maeght mais sans s’investir dans la fabrication de cet album destiné à rassembler et diffuser des peintures de l’artiste catalan produites en 1959 et 1960 dans son studio de Majorque. Si les étapes précises de la conception de l’ouvrage étaient restées jusqu’à maintenant opaques, sans trace de correspondance attestant d’un dialogue entre Miró et Simon, une récente trouvaille de sa biographe Mireille Calle-Gruber dans les archives de Claude Simon permet d’apporter de précieux éclairages sur la genèse de ce projet [14].
Rappelons d’abord l’archéologie du projet résumée par sa biographe Mireille Calle-Gruber à la suite de Claude Simon [15] : un bref échange épistolaire a lieu entre juin et juillet 1964 par le biais de Jacques Dupin, pour le compte de l’éditeur Maeght qui sollicite l’écrivain, lequel répond positivement en demandant à voir les planches [16]. Les deux lettres nouvelles publiées ici pour la première fois (figs. 1 et 2), en lien avec l’édition numérique de l’œuvre par l’équipe POLAR, précisent la chronologie et dévoilent une partie des échanges qui ont eu lieu pour préparer le projet : Claude Simon reçoit les planches à Salses au début de l’été 1964, il en accuse réception le 5 juillet 1964 (fig. 1), faisant référence à la précédente lettre de Jacques Dupin, et il confirme son engagement, en montrant son appréciation sur les œuvres reçues (« elles sont extrêmement belles » dit-il). L’essentiel de la lettre porte néanmoins sur les conditions financières de sa participation, au motif qu’il n’a pas l’habitude de ce type de collaboration (il interroge ainsi sur « les conditions habituelles de ces sortes de textes » et s’enquiert des « droits » qu’on lui réservera). Il écrira ensuite le texte dans les mois qui suivent, achevant le manuscrit avant le mois de décembre : c’est Jacques Dupin qui transmet le texte à Joan Miró le 30 décembre 1964, qui écrit alors une lettre de remerciement à Claude Simon, soulignant son appréciation (fig. 2).
[*] Cette étude est fondée sur un travail collectif au sein du groupe collectif POLAR créé à l’instigation de Mireille Calle-Gruber, accompagné par Mélina Balcázar et consacré à la poétique de l’archive simonienne. Elle fait suite à une précédente publication parue en 2013 (M. Balcázar Moreno et H. Campaignolle-Catel, « Un manuscrit simonien : des-scriptions », dans M. Calle-Gruber, (éd.). Editions universitaires de Dijon, Dijon, Université de Dijon, 2014, pp. 175‑192) et s’inscrit aujourd’hui en lien avec la publication de l’édition numérique des manuscrits de Femmes, conçu avec l’expertise technique de Florence Clavaud, consultable à l’adresse http://polar-claude-simon.huma-num.fr. Je tiens à remercier Mélina Balcázar Moreno et Mireille Calle-Gruber pour les indications qu’elles ont pu me donner sur une version antérieure de cette contribution. J’assume évidemment toute la responsabilité des erreurs éventuelles qui persisteraient dans cette version finale.
[1] Anne-Marie Christin parlait d’« illustration transgressive » dans une conférence inédite de 2009, dont le texte aimablement transmis par ma collègue Marcia Arbex sera publié dans la prochaine livraison de Textimage dédié à l’illustration.
[2] M. Butor, « La littérature dormante » dans M. Calle-Gruber, F. Buffet et M. Butor (dir.), Claude Simon, la mémoire du roman: lettres de son passé, 1914-1916, Bruxelles, les Impressions nouvelles, 2014, 169 p.
[3] Cl. Simon et J. Miró, Femmes, Paris, Maeght, 1965, 20 p.
[4] Complexité qu’indique indirectement la multiplicité des discours critiques gravitant autour de l’œuvre : si les premières études citaient leur rareté (G. Neumann souligne en 1992 les « très rares études consacrées à Femmes » dans « Claude Simon : La Chevelure de Bérénice, ou le texte au travail », The French Review, vol. 65 / 4, 1992, p. 559. Voir aussi J. Duffy, « Claude Simon, Juan Miró et l’interimage », dans Eric Le Calvez, Marie-Claude Canova (éds.), Texte(s) et intertexte(s), Amsterdam, 1997, pp. 113‑140), la situation est bien différente aujourd’hui. Voir la bibliographie proposée sur le site de l’édition numérique.
[5] Cl. Simon, « Femmes (sur 23 peintures de Miró) », Entretiens, n°31, Subervie, Rodez, 1972.
[6] Cl. Simon, La Chevelure de Bérénice, Paris, Minuit, 1984.
[7] Sur ce terme, voir Cl. Simon, « Attaques et stimuli » dans L. Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, 1988, p. 179.
[8] Comme le souligne Bérénice Bonhomme « parler d’images dans les romans de Claude Simon est une "image" puisque, sauf exception, elles ne sont pas présentes concrètement » (B. Bonhomme, « Claude Simon : une contestation du texte par l’image », Cahiers de Narratologie, vol. 16, 2009, p. 1 - consultée le 14 octobre 2019).
[9] Cl. Simon, Orion aveugle, Genève, Albert Skira, 1970, 146 p.
[10] Cl. Simon, Album d’un amateur, Remagen-Rolandseck, Rommerskirschen, 1988. Avec 61 photographies de l’auteur.
[11] Cl. Simon et D. Roche, Photographies : 1937-1970, Paris, Maeght, 1992, 141 p.
[12] M. Calle-Gruber, Claude Simon : une vie à écrire, Paris, Seuil, 2011, p. 207.
[13] Différence qui s’accentue encore quand on compare avec la présence de Michel Butor dans le champ du livre peint et de dialogue. Je m’appuie ici sur la présentation effectuée par M. Arbex le 30 mai 2018 à l’Inha (cycle de conférences CEEI-Thalim) à paraître dans le prochain numéro spécial consacré à l’illustration dans Textimage.
[14] Cette contribution s’appuie notamment sur deux lettres émanant de Claude Simon et Joan Miró retrouvées dans les archives de l’écrivain en 2019 par Mireille Calle-Gruber. D’autres documents relatifs à Femmes que nous n’avons pu exploiter dans cet article feront l’objet d’une publication ultérieure par l’équipe POLAR.
[15] Cl. Simon, « "J’ai essayé la peinture, la révolution, puis l’écriture", entretien avec Claire Paulhan », Les Nouvelles, 15 mars 1984, pp. 42-45.
[16] « C’était il y a vingt ans : j’ai reçu une lettre de Maeght me demandant si je voudrais écrire un texte pour accompagner des reproductions de peintures de Miró, principalement sur toiles de sac, qu’il se proposait d’éditer en album. J’ai répondu que cela m’intéressait, qu’il m’envoie les planches, et que je verrais alors ce que je pourrais faire, ce que les images susciteraient en moi » Ibid.