La fabrique de Femmes, un cas
d’« illustration transgressive » ?

- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 3. Studio de Joan Miró à Majorque, vers 1960

1.2. L’album édité : un assemblage hétérogène

 

Tiré officiellement à 50 exemplaires [34], l’ouvrage publié par Maeght est présenté en feuilles dans un coffret fermé avec des cordons rouges. G. Neumann évoque un « énorme album d’une présentation remarquable » [35]. Cet imposant format – 62 cm de hauteur sur 46 cm de largeur pour l’emboîtage, 56 cm sur 45,5 cm pour les pages – le range dans la catégorie des albums in-plano pour « marchands de peinture », auxquels François Chapon reprochait leur peu de maniabilité [36]. Yves Peyré cite d’autres défauts caractéristiques de l’album : « texte et illustration restent sur leur quant-à-soi, au mieux le texte introduit-il à la suite des images qu’il précède » mais, dans le cas de Femmes, il décèle « le sens et la structure profonde » d’un « dialogue qui s’accomplit entre deux hommes qui se croisent » [37]. Selon quelles modalités se manifestent concrètement le dialogue ou le croisement entre deux créateurs dont la création s’effectue, on l’a vu, à bonne distance ? Pour répondre à cette question, il faut prendre le temps de décrire les paramètres qui déterminent l’association des deux composants iconiques et textuels dans le dispositif proposé par Maeght.

 

a. Les toiles reproduites

 

Les 23 toiles de Joan Miró reproduites dans Femmes sont précédées par des bois originaux conçus spécialement par le peintre pour l’édition et tirés par PAB : deux bois ouvrent le livre après la couverture, le troisième investit la justification ; s’y ajoute un bois rehaussé d’une aquarelle différente pour chaque exemplaire. A la suite de cette entrée colorée et du texte de Claude Simon, les planches se succèdent en séries : quatre si l’on s’arrête aux séquences qui les ordonne (de I à VI, de I à II, de I à V, de I à X), trois si l’on s’arrête à leurs titres (Femme : série I, Femme assise : séries II et III, Femme et oiseaux : série IV). Le numéro 169 de Derrière le Miroir en 1967 indique le motif conservatoire qui justifie ce rassemblement et éclaire indirectement la forme documentaire que suggère l’appareil des légendes [38] :

 

Les œuvres [de Miró] une fois dispersées, l’unité de l’ensemble et sa signification sérielle sont définitivement compromises. Les techniques graphiques et la réunion en album offrent cependant le moyen de pallier cette dispersion et de maintenir la lisibilité simultanée, sinon des toiles elles-mêmes du moins de leurs images [39].

 

L’édition indique aussi les dates de conception de chaque toile, en y joignant deux niveaux de numérotation : les chiffres romains ordonnent les œuvres à l’intérieur des quatre séries (respectivement : de I à VI, de I à II, de I à V, de I à X) et les chiffres arabes numérotent, de façon continue, les reproductions présentes dans l'album (de 1 à 23). Une dernière précision est donnée à l’amateur de détails: la dimension des toiles d’origine dont le caractère variable est à noter – certaines d’à peine 30 cm de hauteur, d’autres atteignant 100 cm  – format variable qu’évoque incidemment une photo du studio de Miró à l’époque où il peignait les toiles sur sac de la série Femme et la série Femme et oiseau (fig. 3).

Ces toiles sont reproduites dans l’album selon une technique non décrite dans le colophon, pourtant bien disert sur les bois gravés originaux ajoutés par l’éditeur. Le texte anonyme publié en 1967 dans Derrière le miroir parle de « planches en couleurs d’après 3 séries de peintures ». Qu’il s’agisse de « lithographie offset » comme c’est le plus probable ou de « photogravure » [40], la technique est passée sous silence. Cette reproduction s’accompagne en outre d’une réduction des dimensions d’origine des toiles d’origine (voir l’exemple de la planche numérotée « 9 » reproduisant une toile dont la dimension dépasse celle du livre : 92x73 cm  contre 46x36 cm dans la version reproduite), et même, de façon beaucoup plus inattendue mais compréhensible pour homogénéiser la présentation du livre, d’une modification des rapports de proportion entre les peintures : certaines peintures ont été reproduites à l’échelle quand elles étaient de petite taille (c’est le cas de la série 1 dont les toiles d’origine oscillent entre 27 et 33 cm), d’autres, au contraire, reproduites à environ trois quarts de leur taille initiale (par ex., voir série 2, Femme assise, I/II ou série 4 Femme et oiseau, V/X), et même parfois à la moitié de leur taille pour les grands formats d’origine oscillant entre 92 et 100 cm de hauteur (c’est le cas de la série 3, voir Femme assise, I/VI). C’est ainsi toute une série de transformations non anodines que subissent les images peintes par Miró dans ce livre destiné à conserver « l’unité de l’ensemble ».

Quant à l’ordre suivi, il n’impose en soi aucune trajectoire de lecture pré-écrite sauf celle que manifeste la numérotation au dos des images, qui, rappelons-le, ne suit pas non plus l’ordre chronologique de conception : la série 1 date de 1960, la série 2 de 1959, les séries 3 et 4 de 1960. A l’intérieur de chaque série, les planches apparaissent parfois comme de quasi-variantes l’une de l’autre, voire même d’une série à l’autre, similitude renforcée par le fait que les deux séries centrales portent le même nom (séries 2 et 3 : « Femme assise »). Les titres laconiques dont on se demande s’ils viennent du peintre ou de l’éditeur [41] renforcent cette impression d’interchangeabilité, les formes successives des planches numérotées s’affichant comme les cartes d’un jeu étale, celui d’un album qu’on feuillette dans un ordre volontiers aléatoire. Leurs formes brèves et lexicalement pauvres (« femme », « femme assise », « femme et oiseau ») étonne d’autant plus quand on les compare à celles de Constellations dans l’ouvrage éponyme associant Miró à Breton, paru en 1959 chez Pierre Matisse : « Le Chant du rossignol à minuit et la pluie matinale » ou encore « Femmes au bord d’un lac à la surface irisée par le passage d’un cygne ». Constat renouvelé d’austérité dans les motifs picturaux que combinent les planches à l’aide de couleurs primaires, loin des motifs colorés proposés au regard de Breton pour l’ouvrage Constellations et datant de 1941. Cet ensemble sériel et abstrait n’est pas sans produire un sentiment de raideur. Qu’en est-il du texte produit par Claude Simon ? Comment est-il reproduit et présenté dans le livre ? Quel lien s’instaure avec la suite des images ainsi transformées ?

 

b. Le texte mis en scène

 

Le texte de Simon est reproduit dans Femmes sous forme d’un tapuscrit (fig. 6 ). Soulignons ici que la forme du « tapuscrit » – qu’elle soit auctorielle ou éditoriale – est rare dans le livre de peintre au sens entendu par François Chapon ou dans le « livre d’artiste » si l’on entend ce terme au sens englobant d’Antoine Coron [42]. Le tapuscrit essaime à cette époque de façon marginale dans le livre spatialiste (Poèmes mécaniques de Garnier en 1965, dactylogrammes d’Henri Chopin) ou lettriste (pour des raisons plus éditoriales qu’esthétiques), mais n’apparaît que peu dans le livre de luxe ou de demi-luxe. La présence d’une forme de reproduction dactylographique dans ce type d’ouvrage relève donc d’une certaine transgression de l’horizon d’attente du livre. L’usage de la belle typographie au plomb relève de la règle dans le livre de bibliophilie de l’époque. S’il demande à être commenté dans ses effets, ce choix pose aussi le problème de sa source et de sa visée. Qu’il s’agisse de Maeght ou de Dupin, celui qui a fait ce choix inhabituel de reproduction et de présentation, pensait-il produire le sentiment d’entrer dans le laboratoire de l’écrivain, au plus près de la création ?

 

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[35]  La notice de l’ouvrage d’Y. Peyré évoque de façon étonnante un tirage courant de 2000 exemplaires (Peinture et poésie : le dialogue par le livre, 1874-2000, Gallimard, 2001, p. 247, notice 86).
[34] G. Neumann, « Claude Simon : La Chevelure de Bérénice », art. cit., p. 559.
[36] Cela vaut à Femmes d’être par principe exclu de son étude (ces « merveilleux albums, qui n’entrent pas dans le cadre de cette étude »,  F. Chapon, Le Peintre et le livre : l’âge d’or du livre illustré en France, 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987, pp. 200 et 312 note 293).
[37] Y. Peyré, Peinture et poésie, Op. cit., pp. 177‑178.
[38] Ce numéro, peu cité par la critique simonienne, a été publié à l’occasion de l’exposition « Miró. Aquarelles. Album Femmes. Haï-Ku. », Derrière le miroir, n° 169, éd. Aimé Maeght, 1967.
[39] Ibid.
[40] Y. Peyré, Peinture et poésie, Op. cit., p. 247.
[41] Selon E. Slaunick, Jacques Dupin avait pour habitude de titrer les œuvres du peintre dans les années 1960. Il n’est pas impossible que cette configuration s’applique aux toiles que reproduisent les planches de l’album Femmes.
[42] Sur ces questions de terminologie, nous renvoyons à l’ouvrage fondateur de François Chapon, Le Peintre et le livre, récemment réédité chez Cendres, et aux éclaircissements donnés par Antoine Coron dans plusieurs articles de fond. La bibliographie et l’essentiel de la discussion sont retraduits dans notre article : « Heur(t)s et métamorphoses d’un phénix : le livre de création dans LivrEsC », Textimage, n°8, Poésie et image à la croisée des supports, voir note 8.