La fabrique de Femmes, un cas
d’« illustration transgressive » ?

- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 8. Correspondance Mot flottant/Texte

Du point de vue de leur disposition, les dessins fonctionnent de façon inverse des fragments textuels que l’équipe POLAR a désignés par le terme de « mots flottants ». Ceux-ci, placés dans la marge gauche, annoncent un fragment textuel généralement développé bien plus loin dans la page voire dans une page subséquente, dans la colonne centrale (fig. 8). Cette position inverse des mots flottants – en amont du texte expansé – et la distance accrue qui les sépare semble indiquer qu’ils servent de mémoire d’attente dans le flux de l’écriture [54] alors que les dessins semblent être effectués juste après l’écriture du segment écrit ou au même moment. Leur positionnement dans la page, et, selon toute probabilité, dans le flux de l’écriture, est donc inverse.

 

2. 2. Une approche typologique

 

Que peut-on dire de ces dessins si on les regarde « longuement » et que l’on ne sait rien d’eux au préalable ? Dans l’ensemble, on peut affirmer qu’ils appartiennent au registre figuratif, à l’exception de quelques griffonnages [55]. Ajoutons, sur le plan esthétique, qu’ils sont linéaires, sans jeu de matière, sans perspective, et ne pratiquent pas ou très peu le volume, les ombres et les valeurs … Ce ne sont donc pas des dessins de type académique à quelques exceptions près. Ils comportent peu de ratures, contrairement à l’écriture quasiment illisible des manuscrits, dont les repentirs sont nombreux. Leur facture rappelle l’humilité des dessins que le peintre qu’était encore Simon dans les années cinquante pratiquait alors [56]. Le caractère élémentaire et factuel de ces petits dessins aux référents simples rompt avec le symbolisme abstrait du langage développé dans les toiles de Miró. Bref, à première vue, il n’y a guère de rapport, stylistique ou thématique, entre les dessins de Simon et les planches de l’album.

Une première catégorie thématique amène à dégager quatre ensembles de dessins (tableau 1). Onze dessins réfèrent au « corps humain » (six dans le ms 1 ; cinq dans le ms 2). Huit dessins évoquent le monde « végétal ou animal » (cinq dans le ms 1 ; trois dans le ms 2). Huit autres relèvent du registre « astral », tous dans le ms 2. Enfin, sept relèvent du registre « artisanal » (quatre dans le ms 1 et trois dans le ms 2). On trouvera la liste complète des dessins sur le site de l’édition numérique.

Si on combine les paramètres techniques et génériques, on distinguera trois types de dessins : les croquis élémentaires, les schémas, les dessins composés. Les croquis élémentaires, au nombre de quinze, neuf dans ms 1 et six dans ms 2, sont des dessins de facture embryonnaire tracés d’un seul mouvement qui correspondent à un seul « référent » : une trace de pied, une douelle de tonneaux, un détail de cuisses féminines. Les schémas [57], au nombre de six, tous situés dans le ms 2, démontrent une facture plus technique : plan de coupe, indications de vue propres aux schémas d’architecture ou cartographiques. Enfin, les treize dessins composés proposent des scènes ou des décors plus complexes : la majorité (neuf sur treize) se trouve dans le ms 2.

 

Tableau 1 : Classement des dessins par catégorie

 

 

2. 3. La question des fonction(s)

 

Interrogé en 1988 par Jacques Neefs et Almuth Grésillon sur le rôle des dessins dans ses manuscrits, Simon affirmait en 1988 qu’ils étaient tracés par « divertissement » [58]. Cette absence de fonction reliant les dessins aux manuscrits est acceptable pour d’autres manuscrits que Femmes comme ceux de Vent ou d’Histoire qui comportent de nombreuses « fioritures » sans rapport avec le texte [59], même si cette appréciation mériterait sans doute d’être grandement nuancée pour Histoire. Sans préjuger du rôle que peuvent avoir les dessins dans le reste de l’archive simonienne, on peut poser comme hypothèse que les dessins présents dans les manuscrits de Femmes ont un rôle spécifique du fait de la présence de planches de Miró comme source initiale du texte. Ce rôle de de principe, qui n’implique pas qu’il y ait une analogie avec les planches, doit être précisé par quelques remarques même si de nombreuses questions restent en suspens, comme on va le constater.

Dans les manuscrits de Femmes, les dessins, situés au même niveau que l’expression textuelle ou juste après elle, s’affirment à l’évidence en lien étroit avec le texte simonien. La question de leur rôle réel dans le processus d’écriture n’est cependant pas aisée à résoudre : le dessin permet-il de préciser une vue [60] en affinant certains éléments concrets de l’image qui vient d’être verbalisée ? Ou d’actualiser une interprétation particulière d’une planche ou d’un de ses éléments ? Ou de construire une image à partir d’un stimulus mémoriel extérieur ? Ces hypothèses sont peut-être combinables. Il faut aussi rappeler que les dessins et les textes présents dans les manuscrits sont potentiellement liés à d’autres intertextes exogènes du macro-texte simonien [61], et d’autres influences iconographiques [62]. On se limite ici à l’analyse des influences picturales perceptibles dans les dessins des avant-textes. En dehors du lien gémellaire qu’entretiennent à l’évidence les dessins simoniens avec le texte qu’ils jouxtent, peut-on restituer un lien visible à une planche reproduite dans l’album Maeght ? Et si oui, quels types de liaison peuvent être reconstitués à partir des traces écrites et des dessins consignés dans les archives ?

 

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[54] Voir L. Dällenbach, Claude Simon, Op. cit.
[55] M. Balcázar Moreno et H. Campaignolle-Catel, « Un manuscrit simonien : des-scriptions », art. cit.
[56] Voir M. Calle-Gruber : « Il s’est mis également au dessin. Un dessin dépouillé, humble » dans M. Calle-Gruber, Claude Simon : une vie à écrire, Op. cit., p. 179.
[57] Sur la notion de « schéma », voir B. Bonhomme, « Claude Simon : une contestation du texte par l’image », art. cit., p. 6.
[58] L. Dällenbach, Claude Simon, Op. cit., p. 179.
[59] SMN8_1_344 ou SMN2_093 par exemple.
[60] « Souvent aussi, en marge de ses manuscrits, l’auteur dessine, pour lui, comme pour mieux se figurer ce qu’il essaye de traduire en mots et qu’il a en tête ou sous les yeux » (A.-L. Blanc, « L’écriture de Claude Simon au miroir des arts graphiques », art. cit., p. 515).
[61] P. Mourier-Casile, « Jeu(x) d’images : Simon au miroir de Miró »,  art. cit., pp. 182‑183.
[62] Par exemple le chat rayé dont le modèle est celui de Claude Simon, voir M. Calle-Gruber, Claude Simon : une vie à écrire, Op. cit., pp. 330-331.