L’objectification (visuelle, numérique) des
romans, ou la narrativité à l’épreuve de
l’expérience matérielle des œuvres

- René Audet
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Fig. 3. G. Perec, Les Choses, 2013

Une telle augmentation du caractère expérientiel du livre peut également prendre la forme d’une adaptation numérique. L’évaluation de cette transformation peut se baser sur les procédés et stratégies convoqués, mais la mise au jour des incidences sur la lecture paraît encore plus patente lorsqu’il y a un décalage temporel entre la publication papier et celle de sa version numérique. Publié en 1965, le roman Les Choses de Georges Perec a somme toute secoué le milieu littéraire en son temps : ce curieux roman, que Perec avait sous-titré « Une histoire des années soixante », raconte la vie d’un jeune couple à travers les considérations matérielles de leur vie, faisant en quelque sorte une critique indirecte du consumérisme montant dans l’après-guerre – l’ouvrage a alors obtenu le prix Renaudot. Faiblement romanesque, diront certains, ce roman navigue entre une tentation forte pour la description (annonçant par là l’intérêt de Perec pour l’infra-ordinaire) et la rêverie de ses personnages. Depuis sa première parution, l’ouvrage a été abondamment critiqué et étudié, de même que réédité. En 2013, Julliard et l’Apprimerie publient une version numérique, dite « livre animé ». En effet, le texte nous est proposé de façon conventionnelle – et fixe (le livre numérique est au format ePub mais en configuration « fixed layout », ce qui fige les pavés de texte dans des pages prédéfinies, au lieu d’être recomposables au gré des choix typographiques de l’application de lecture). Cette reproduction statique du livre papier (comme le fait d’ailleurs la version numérique de S.) est accompagnée d’augmentations visuelles et sonores [19] : animations typographiques ou visuelles, représentations iconiques d’objets, fond sonore d’inspiration jazz... (fig. 3) Déclenchées par le fait de tourner la page ou réagissant à un bouton cliqué, ces animations déplacent le focus du texte vers l’image, dans les deux sens du terme : visuellement, l’œil est attiré par les aspects animés ; cognitivement, le déroulement du récit est interrompu pour porter une attention plus grande aux représentations graphiques allusives, propres à évoquer l’époque, l’état social d’alors. Une telle interruption marque, narrativement, une pause (à la façon d’une description dans un roman), de sorte à conforter l’atmosphère associée au monde représenté par le texte, de renforcer le sentiment d’esprit d’époque – en 2013, près de cinquante ans après sa publication initiale, la trame musicale et l’iconographie vintage jouent du décalage temporel [20] pour séduire les nostalgiques ou pour intriguer les nouveaux lecteurs de l’œuvre.

La création d’atmosphère par des compléments visuels suggérant l’époque (dans Les Choses) ou appuyant l’univers (dans The Selected Works of T. S. Spivet), l’appropriation des matériaux de l’œuvre pour les laisser sous le contrôle du lecteur, l’imposition d’une textualité figée malgré tout : ce sont là des signaux d’une tension en place, propre aux livres-objets placés dans le continuum entre les expérimentations graphiques et les livres numériques (ou œuvres hypermédiatiques). Ces œuvres ne réfutent pas leur appartenance au monde de la fiction romanesque, mais s’engagent résolument dans une expérientialité qui se détache de l’idée conventionnelle du livre à laquelle adhère toujours le genre romanesque. Les carnets de Spivet, les documents insérés dans S., tout autant que les éléments visuels empreints d’une esthétique des années 60 alimentent certes l’imaginaire des œuvres tel que se le figurent les lecteurs, mais contribuent faiblement à la progression narrative, à l’économie romanesque générale. Plus encore, comme dans Les Choses, il semble y avoir une concurrence entre les différents aspects visuels : les propositions des éditeurs de 2013 peuvent en effet entrer en compétition avec l’importance du « scopique » inhérent au texte de l’œuvre, fondé sur la description des objets et de l’environnement où évoluent les personnages [21]. La dynamique propre à ces œuvres hésite ainsi entre une pulsion romanesque forte, héritée de leur publication initiale ou du contexte d’où elles proviennent (la production romanesque plutôt que la réalisation d’œuvres médiatiques et numériques), et une expérientialité immersive inspirée des pratiques culturelles numériques. Il y a là matière à relancer le questionnement sur les rapports souvent complémentaires, mais parfois concurrentiels entre récit et fiction, que ce déplacement des expériences de lecture des œuvres met en lumière.

 

La théâtralisation du livre et le développement d’une logique d’expérientialité dans des fictions romanesques contemporaines secouent, voire blessent l’idée du roman, et celle corollaire du livre par la réaffirmation de sa matérialité – et surtout par sa matérialité rendue visible et participant du geste même de sa lecture. Des projets déployés sur deux supports, comme The Selected Works of T. S. Spivet et S., tablent sur la complémentarité du texte et des ajouts graphiques pour stimuler la dimension manipulatoire de ces dispositifs, à tout le moins pour affirmer leur complexité sémiotique. Ces romans que l’on se plaît aussi bien à lire qu’à feuilleter ajoutent au caractère foisonnant de leur récit fictionnel une théâtralisation marquée de leur scénographie textuelle qui devient ainsi visible et agissante dans l’interprétation de la diégèse. Une telle avenue privilégiée par l’équipe auctoriale (combinant minimalement un écrivain et un illustrateur ou graphiste) tend à développer la lecture en une expérience immersive – c’est ce que l’exemple du livre animé produit à partir du roman Les Choses, de Georges Perec, tend à confirmer. Tout comme le fait S., une manipulation volontaire y est imposée par le dispositif, engageant le lecteur dans une traversée active de l’œuvre où une certaine interprétation, orientée voire discutable, est déjà proposée par les choix d’iconographie et d’ambiance sonore. On le sent : est ainsi secouée l’économie entière de la pratique romanesque, mais une économie telle que le roman du dernier siècle l’a définie.

De tels projets engagent une auctorialité dispersée, parfois pour un enrichissement du projet artistique et littéraire, parfois dans une proposition de lecture qui recadre et réactualise (pour le meilleur ou pour le pire) un roman autrefois publié dans un contexte tout autre. La mobilisation détournée du roman révèle avec force la place toujours occupée par cette idée du roman – textuel, livresque, monoauctorial. Outre le poids associé à la tradition du genre, c’est à la puissance du modèle du livre que se mesurent les œuvres ici abordées. Les pratiques contemporaines oscillent souvent entre une volonté de réinvention des supports des fictions narratives, perceptible dans une forme éclatée et plurisémiotique, et une forme de nostalgie à l’égard du livre. Ce rapport tendu prend plus souvent qu’autrement la forme d’hommages – Bolter et Grusin parlent d’une remédiation [22] – où le livre est thématisé ou représenté dans des plateformes où on ne l’attend guère. Du célébrissime jeu Myst [23] (où les livres sont les dépositaires des indices permettant d’explorer les différents mondes) jusqu’à des œuvres hypermédiatiques comme Inside. A Journal of Dreams [24] (qui figure un carnet que l’on feuillette), la figure du livre est omniprésente, parce que lourdement signifiante d’un mode d’organisation du sens et d’une certaine vision du monde. La convocation explicite de sa matérialité dans la lecture des œuvres, telle qu’elle opère dans les romans étudiés, se joue ainsi doublement de cette figure, entre hommage et aspiration à un renouvellement, cette aspiration appelant de ses vœux des formes inédites du livre que les supports numériques pourront contribuer à faire jaillir.

 

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[19] La description offerte par l’éditeur lors de son achat sur l’Apple Store signale l’effet d’augmentation : « Un roman emblématique mis en scène dans une création numérique originale. L’intégralité du texte de Georges Perec enrichi d’animations graphiques, sonores et typographiques. Une expérience de lecture inédite, pour découvrir, relire ou offrir un des chefs-d’œuvre de la littérature française, paru en 1965, et qui n’a rien perdu de sa modernité ».
[20] On gardera en tête le caractère profondément actuel de ce roman au moment de sa parution, alors que cette édition numérique favorise au contraire son marquage temporel associé à une époque maintenue révolue, malgré cette « modernité » prétendue dans le discours liminaire.
[21] Voir Cl. Burgelin, « Les Choses, un devenir-roman des Mythologies ? », dans Recherches & Travaux, n° 77, 2010.
[22] J. D. Bolter et R. Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 1998.
[23] Myst, Cyan Worlds / Brøderbund Software, 1993.
[24] A. Campbell et J. Alston, Inside. A Journal of Dreams, Dreaming Methods, 2000.