L’objectification (visuelle, numérique) des
romans, ou la narrativité à l’épreuve de
l’expérience matérielle des œuvres

- René Audet
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résumé
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Bien des pratiques culturelles se fondent sur des conventions, des gestes communs – la lecture du cartel aux côtés d’une œuvre dans un musée, la compréhension (et le respect) du quatrième mur au théâtre, les pages tournées d’un livre, etc. Ces attitudes ou ces manipulations, même si elles sont fondées sur des conditions matérielles précises, sont de longue date intégrées et, de ce fait, quasi invisibles pour une large part des consommateurs de culture. Les environnements technologiques et numériques, devenus des modalités importantes de la diffusion (et, en amont, de la création) des pratiques culturelles, ont bouleversé ces usages, ramenant souvent à la conscience – des lecteurs autant que des critiques – le rôle joué par des instances techniques et des considérations matérielles dans la production et la circulation des contenus culturels. On ne saurait pas mieux illustrer la fragilité des archives d’écrivain en rappelant le don fait à Emory University par Salman Rushdie de ses anciens ordinateurs remplis de ses brouillons, l’un d’eux ayant été noyé par une boisson gazeuse [1] ; le statut de propriété des livres que l’on acquiert a été secoué lorsqu’Amazon a décidé, pour des questions de droits, de retirer unilatéralement l’accès à une version de 1984 de George Orwell vendue par sa plateforme mais pourtant stockée sur les ordinateurs de ses clients [2] ; la possibilité pour les lecteurs d’annoter et de surligner des passages des livres lus sur des plateformes numériques (Kindle, Kobo, Apple…) est restreinte par les règles sur le droit d’auteur, mais surtout par la dimension propriétaire des logiciels utilisés par chacune de ces plateformes où sont en quelque sorte verrouillées ces annotations. De telles transformations touchant la nature et les manipulations possibles du livre signalent un bouleversement certain de l’idée même du livre et, dans le cas qui nous occupera, du roman comme véhicule d’un récit fictionnel.

La prise en compte, réitérée et magnifiée, de la matérialité des livres est paradoxalement liée, pour une part du moins, à la présence accrue du livre numérique dans le monde de l’édition et des librairies. La diffusion de ces livres numériques (aux formats ePub, pdf ou azw, par exemple) secoue les repères et les conceptions, stables depuis quelques siècles, rattachées à l’activité de lecture. Au-delà du « material turn » [3] évoqué par certains, c’est à un réexamen de la fonction propre au livre que pousse l’irruption des livres numériques dans les usages quotidiens des lecteurs et, en amont, dans les pratiques professionnelles des auteurs et des éditeurs. Si ce nouveau mode de présence du livre (numérique) dans les pratiques mérite pour lui-même un examen exhaustif et attentif à ses rapides mutations, il paraît tout aussi nécessaire – et autrement instructif – de porter notre regard sur les relations réciproques entre le livre papier et sa déclinaison numérique. On associera (à tort ?) cette montée du livre numérique à un soudain réinvestissement par les éditeurs, à titre de réaction, dans la facture matérielle des livres produits – observons le soin apporté au graphisme des couvertures, au choix des papiers, des formats et de la typographie, à la définition d’une charte graphique. Ce serait là un curieux paradoxe d’endosser l’idée que ce réinvestissement est une réaction compensatoire, comme on a tendance à accuser le livre numérique de détourner, par certaines pratiques, la nature même de l’œuvre littéraire, son inscription dans un système plurisémiotique (images, son, animation, interactivité) ayant le prétendu effet de diluer la place et la valeur du texte littéraire.

Argument à courte vue s’il en est un, cette association néglige en effet de prendre en compte la longue pratique conjointe, entre écrivains et artistes, de production de livres (qu’ils soient des livres d’artistes, des œuvres expérimentales ou de simples éditions soignées mobilisant le travail d’artisans de la lettre et de l’image [4]). De telles incarnations variées ont de longue date mobilisé cette écriture conjointe, de même qu’elles ont modelé, peu à peu, des attitudes lecturales conséquentes, même si toutes proportions gardées marginales. Le recours à des écritures sémiotiquement ou médiatiquement complexes, perceptible par exemple dans des romans convoquant une dimension graphique qui leur est traditionnellement étrangère, tend aujourd’hui à afficher la matérialité du livre pour le sortir de sa commune invisibilité au moment de sa lecture, dans un contexte où les outils notamment numériques facilitent, voire encouragent un enrichissement des œuvres (littéraires, artistiques) [5]. Une telle affirmation de la matérialité et du caractère objectal du livre n’est pas sans conséquence sur son appréhension, considérant la force de l’idée (et de la forme) du livre toujours observable dans les pratiques culturelles récentes – idée qui jusqu’à un certain point se trouve ainsi blessée par ces incarnations inattendues –, de même que sur sa production, alors que l’autorité (ou l’auctorialité) fait l’objet d’une attribution différente, à départager entre auteur, graphiste et producteur (que le résultat emprunte le support papier ou numérique).

 

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[1] P. Cohen, « Fending off digital decay, bit by bit », New York Times, 15 mars 2010. Matthew Kirschenbaum décrit ce nouveau secteur de recherche sous l’étiquette « computer forensics » (M. Kirschenbaum, Mechanisms: New Media and the Forensic Imagination, Cambridge, MIT Press, 2008).
[2] B. Stone, « Amazon erases Orwell books from Kindle », New York Times, 18 juillet 2009.
[3] A. I. François, « L’objet-livre et le lieu de l’œuvre : stratégies créatives et pratiques de lecture », dans Nouveaux mondes, nouveaux romans ?, dans les Actes du XLe Congrès de la Société française de littérature générale et comparée, pour la « Bibliothèque comparatiste ». Congrès organisé par la section de Littérature comparée de l’Université de Picardie-Jules Verne. CERCLL – UPJV, 26-28 novembre 2015, actes édités par L. Dehondt, A. Duprat, I. Gayraud, C. Grall et C. Michel, SFLGC, p. 157.
[4] Entendons ici, et pour la suite du présent article, le livre-objet dans son acception générale (un livre marqué par sa matérialité visible et affirmée) et non certaines pratiques spécifiques (comme celles associées au futurisme et au surréalisme).
[5] La dynamique paraît plus complexe et plus riche que ne peut l’être un simple geste par opposition au numérique, comme le laisse croire François : « Si le fait de travailler le corps de la page et du livre n’a en soi rien d’inédit (…), c’est la volonté de créer des œuvres en réponse à la “révolution numérique” qui retient l’attention dans le corpus contemporain », Ibid., p. 158.