Une expérience anti-narrative ?

 

La diffraction des supports sémiotiques dans de tel livres-objets (papier ou numériques), même si elle disperse en quelque sorte leur autorité, conduit pourtant à un renforcement de l’atmosphère propre à chaque œuvre – ou, pour emprunter au vocabulaire des œuvres de réalité virtuelle, on dira qu’elle renforce leur pouvoir d’immersion. Ces dispositifs que sont les livres-objets proposent une expérience qui se distingue étonnamment de la pratique romanesque. Cette dernière, considérée sous l’angle de sa performance textuelle, repose sur le fait de créer un monde par des mots, mais aussi par des non-dits ou des blancs, comme le suggère Wolfgang Iser. Plus précisément, le romancier table sur la dynamique narrative pour développer un décor, faire naître des personnages, voir s’animer un univers dans l’esprit du lecteur. Pour y arriver, le texte narratif est une jonglerie constamment ajustée dans son dosage entre description et narration, entre fictionnalité et narrativité, entre mise en place de l’univers et déroulement du récit. Cette modalité qu’est la fiction narrative propose son propre rapport avec l’immersion [16], laquelle est la résultante du dispositif romanesque.

Pourtant, les pratiques médiatiques se font les championnes de l’immersion et de la re-création d’expériences – et on pourrait à cet égard les inscrire dans la mouvance initiée par les premières lanternes magiques et les débuts du cinéma, proposant des représentations visuelles du monde jusque-là inédites, sinon qu’à travers l’artifice (et la convention) du théâtre. Les expériences visuelles, auditives et graphiques associées aux œuvres médiatiques et numériques contemporaines s’appuient sur une complexité de supports sémiotiques convoqués et de gestes (de manipulations) attendus : des jeux vidéo aux installations de réalité virtuelle, des œuvres web aux dispositifs de réalité augmentée, les technologies récentes démultiplient les ressorts permettant de susciter une immersion profonde et « naturelle ». Leurs moyens, souvent, dépassent largement ceux des livres-objets ou des livres numériques, mais il ne faut pas négliger le fait que ces ouvrages s’inscrivent dans le sillage de ces œuvres numériques plus complexes – que ce soit dans le caractère apparenté de leurs mécanismes techniques ou, de façon plus vive mais moins saillante, dans la configuration conséquente des attentes lecturales. Dans ce contexte, il paraît nécessaire de questionner ce que produisent ces dispositifs livresques, qui réaffirment la matérialité du texte et du livre au profit d’une expérientialité jusque-là sinon inexplorée, à tout le moins très marginale.

Déjà profondément bousculée par la lamination de plusieurs couches discursives qu’il s’agit de décoder, la lecture de S. est régulée par un dispositif qui l’oblige à se délinéariser constamment. L’œil vagabonde entre les différentes zones textuelles – le texte principal (le roman en abyme) en regard des textes liminaires (avant-propos et notes), le corps du texte en regard des annotations marginales et des notes infrapaginales, le contenu des pages en regard des documents insérés –, de sorte que le continu du texte, conventionnel dans une lecture romanesque, est complètement bousculé. Toutefois, la ficelle narrative des deux principales trames romanesques contribue à ne pas laisser choir ces notules éparses et à conduire le lecteur à retisser les bribes une à une. La cohérence complémentaire des trames (la fiction propre au Bateau de Thésée, puis l’histoire corrélée construite sur cette fiction même, à la façon des métadiscours dans Pale Fire de Nabokov) s’inscrit comme un contre-poids venant compenser l’éclatement dont la menace plane constamment. A ce dispositif fort complexe s’ajoute la couche manipulatoire conséquente du livre-objet et celle, transposée, du livre numérique. Dans Le Texte et la technique, Samuel Archibald distingue avantageusement la manipulation subordonnée (celle qui est intégrée et inconsciente : suivre les mots, tourner les pages) de la manipulation volontaire, qui oblige à faire consciemment certains choix (quitter le fil des mots pour lire un tableau, privilégier une option à la fin d’un paragraphe d’un Livre dont vous êtes le héros). L’une et l’autre sont étroitement associées, souligne Archibald, car « [l]a manipulation demeure subordonnée aussi longtemps que la lecture est en mesure d’intégrer spontanément la matérialité du médium à son activité sémiotique », la manipulation volontaire intervenant « quand le support du texte se met à poser des questions à l’interprétation » [17]. Dans l’ouvrage d’Abrams et de Dorst, on le sent bien, la manipulation est rapidement engagée de façon volontaire. Mais plus encore, de telles interventions lecturales sont attendues de la part du lecteur en contexte numérique du fait d’être incité à interagir dans l’interface, ne serait-ce déjà que pour avoir accès au texte : cliquer pour tourner les pages, certes, mais aussi et surtout cliquer sur le logo présent en bas de page pour activer/désactiver la couche d’annotations marginales, se saisir des « documents insérés » pour les glisser de côté le temps de lire le texte caché en-dessous et cliquer sur eux pour en voir le revers. Ce que l’on pourra communément décrire comme un fort potentiel de distraction (par rapport à la concentration valorisée de la lecture textuelle du roman [18]) pourra ici être décrit comme un dispositif engageant pour le lecteur, qui par le contrôle offert sur l’objet l’amène à bonifier son expérience de l’œuvre qui lui apparaîtrait de fait diversifiée et « riche » (par comparaison avec la traversée textuelle, faiblement manipulatoire, d’un livre conventionnel).