L’objectification (visuelle, numérique) des
romans, ou la narrativité à l’épreuve de
l’expérience matérielle des œuvres
- René Audet
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Si de tels exemples se multiplient – ils sont depuis longtemps légion en littérature pour la jeunesse, mais de plus en plus rencontrés dans le roman pour adultes [12] –, ils trouvent néanmoins leur écho médiatique assumé dans des ouvrages ressortissant autant du support papier que du support numérique. Alors que certains se présentent comme de simples transpositions multi- ou hypermédiatiques [13], d’autres se saisissent des enjeux propres aux différents supports pour gagner en visibilité, certes, mais aussi en richesse d’expérience. C’est le cas de l’étonnant S. de J. J. Abrams et Doug Dorst. Le projet imaginé par le premier, un cinéaste prolifique, et réalisé/écrit par le second, un romancier et professeur de creative writing, joue de l’épaisseur de l’expérience de lecture en proposant un livre dans un livre ; plus encore, il s’agit de la lecture d’un livre par deux personnes (personnages), lecture qui devient elle-même trame romanesque. Nous y avons accès par l’insertion, dans les marges, d’un dialogue de leurs annotations manuscrites sur le livre mis en abyme, Le Bateau de Thésée de V. M. Straka (lui-même présenté par son traducteur, F. X. Caldeira). A ce jeu d’épaisseur s’ajoutent littéralement des pièces au livre, documents insérés entre les pages qui peuvent être manipulés pour mieux les lire et les décoder. Le dispositif discursif, on le voit, est complexe à souhait (fig. 2). L’incarnation matérielle de ce projet prend deux formes : un livre, vendu dans un coffret qui augmente son statut d’objet (un statut de beau livre autant que d’artefact), qui est produit par Mulholland Books, puis un livre numérique au format ePub, réalisé avec la collaboration de Melcher Media. Alors que le premier joue de l’objet trouvé, avec sa facture graphique soignée et les insertions de documents détachés, le second offre des manipulations adaptées au support numérique (prendre et déplacer les insertions, les retourner ; faire apparaître ou disparaître les strates d’annotations). Dans leur « Avertissement au lecteur » (de même que dans des interventions médiatiques [14]), les (véritables) auteurs insistent pour que les lecteurs privilégient la version papier, du fait de sa manipulation tangible :
Une part essentielle de ce que vivent les personnages de S. consiste à tenir, à lire et à partager un livre physique. Leur expérience de la lecture – et particulièrement de ce livre – est tactile, elle les amène à inscrire des notes dans les marges, leur permet de communiquer, à tour de rôle, sur les pages elles-mêmes. Dans le monde qui est le leur, on cherche à retrouver des articles, des traces, des documents éphémères, on est intime de l’écriture manuscrite sur le papier. L’édition papier de S. offre tout cela à ses lecteurs, exactement comme les personnages se l’offrent mutuellement. (...) Nous espérons que vous apprécierez votre édition digitale [sic], mais nous ne saurions trop vous encourager à vous mettre en quête d’une édition papier.
On voit ici se dessiner une tension vive entre l’usage du livre – l’objet entre les mains, ses pratiques concrètes de lecture – et la lecture romanesque d’un livre, qui n’appelle pas immédiatement ce rapport physique avec l’objet.
L’idée du livre subit dans ces deux (doubles) exemples une pression intense, en ce que ces ouvrages obligent littéralement le lecteur à voir le livre, déplaçant ainsi les usages romanesques dans une zone différente – celle du beau livre, du livre illustré. Ce sont là des livres à lire, certes, mais aussi des livres à feuilleter, à regarder. C’est du moins le constat du point de vue du lecteur, car à examiner plus avant les ouvrages eux-mêmes, on peut constater, dans une perspective poétique, une adéquation forte entre la forme des œuvres et le monde qu’elles déploient. Les marges du roman de Larsen sont littéralement des extraits des carnets du protagoniste (et on pourrait dire, par les flèches qui relient des phrases aux annotations marginales, que les carnets contaminent même l’espace du corps du texte) ; de même, les annotations manuscrites de S. jouent à être de vraies annotations. Un tel recours à la mimésis formelle – au sens discursif autant que graphique – illustre fortement l’intrication du récit et de la fiction : « Un tel renversement – du texte qui permet le déploiement de la fiction à une fiction qui détermine apparemment sa matérialité – témoigne d’une théâtralité textuelle contribuant au dispositif fictionnel, souvent suspendu entre réalité et fiction » [15]. C’est donc dire, du point de vue habituel du roman, que de tels livres déchargent le texte (ou le privent ?) d’une part de sa responsabilité dans la transmission du récit. L’adjonction d’images, d’écritures marginales, de pièces annexes complexifie certes le déploiement du monde fictionnel, mais ces éléments, au final, se substituent pour une certaine part au texte – ils accomplissent ainsi une partie du travail de description et de narration. L’autorité sémiotique du texte romanesque, supposée une et complète dans un livre au sens courant, se trouve ici partagée. Et, qui plus est, l’autorité de ces composantes discursives ou graphiques, au sens de leur auctorialité lors de la création de l’œuvre, se disperse entre des acteurs variés – la dispersion y est plus forte encore que pour un livre conventionnel où le texte relève certes de son auteur, mais où les pages liminaires et couvertures sont rédigées par l’éditeur et le graphisme est proposé par un collaborateur qui est illustrateur ou graphiste. La publication synchronisée d’une version numérique et de l’ouvrage papier, de même que celle d’un ouvrage graphiquement complexe comme The Selected Works of T. S. Spivet, assurent néanmoins une collaboration étroite entre les participants dans la création de ces livres, de façon à offrir une expérience cohérente entre tous leurs aspects sémiotiques.
[12] On évoquera rapidement la textualité segmentée de Rayuela de Julio Cortázar (Buenos Aires, Pantheon Books, 1963) et les ouvrages graphiquement délirants de Mark Z. Danielewski, House of Leaves (New York, Pantheon Books, 2000) et Only Revolutions (New York, Pantheon Books, 2006), qui illustrent l’empan des expérimentations possibles, conjointement à leur succès populaire et d’estime – et ce, sans même qu’on évoque ici le graphic novel dont la teneur romanesque flirte avec les moyens et l’économie de la bande dessinée.
[13] Pensons à l’exemple, datant d’une vingtaine d’années, qu’est le best-seller Griffin and Sabine de Nick Bantock, qui a été transposé en CD-ROM interactif sous le nom Ceremony of Innocence (Real World Multimedia, 1997), et à la version iPad de The Selected Works of T. S. Spivet (New York, Penguin Press, 2011), rendue disponible deux ans après la parution du roman, une façon pour l’éditeur de surfer un peu plus longuement sur son succès.
[14] L. Hill, « A long time ago, in a universe more analog », New York Times, 28 octobre 2013.
[15] R. Audet, « Ne pas raconter... », art. cit, p. 209.