« Une imagination scientifique » ?
La photographie vue par les hommes de lettres du XIXe siècle
- David Paigneau
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La froideur de nombreux artistes et écrivains s’adressait donc entre autres à une idéologie dominante matérialisée par les images nouvelles, et que beaucoup d’entre eux avaient en horreur. Il ne fait aucun doute que dans une certaine bourgeoisie, le statut même d’« auteur » était perçu comme une rupture avec la société ; les déboires familiaux de Baudelaire suffisent à s’en convaincre. Mais le parcours d’un Nadar témoigne du fait que la séduction de « l’art pour l’art » ne laissa pas certains photographes insensibles : ayant commencé sa carrière comme littérateur aux idées républicaines et démocratiques, il fut longtemps réticent à la photographie, pratique « bourgeoise » donc antiartistique. Il n’ouvrit son premier atelier qu’en 1853, avant tout dans le but de pallier à ses difficultés financières. Ironie du sort, le succès lui vint des portraits de commande [50].
Difficile donc pour les hommes de lettres les plus ancrés dans les idéaux romantiques d’adhérer au système de valeurs véhiculé par ce nouveau système iconographique. Toutefois, il ne s’agit pas là d’un positionnement unanime. L’évolution de Lamartine est à ce titre intéressante à observer : ayant d’abord considéré que les portraits de commande excluaient de façon rédhibitoire toute reconnaissance artistique de la photographie, il révisa son jugement après avoir vu les paysages en clair-obscur d’Adam Salomon. Dès lors, la collaboration entre l’artiste et le soleil lui apparut comme l’apogée de l’art romantique [51]. Victor Hugo poussait encore plus loin ce raisonnement, en voyant dans la photographie la concrétisation de toutes les valeurs romantiques : l’origine solaire de la lumière captée par la plaque sensible l’assimilait à un art divin, et la démocratisation de l’art par l’automatisation devait mener en droite ligne à la démocratie politique, prélude à la fraternité universelle [52].
Par ailleurs, l’opposition idéologique entre romantisme et société bourgeoise doit être nuancée. Tout d’abord, parce que la parenté sociologique entre l’existence du premier et l’hégémonie de la seconde ne peut être occultée : « Avec la société, les conditions de vie et le mode de création de l’artiste ont changé : désormais libre de tout lien à un mécène, il doit se faire reconnaître sur un marché face à un public indifférent et pour cela s’érige en génie » [53]. Ensuite, parce que la diffusion et la vulgarisation du savoir permises par la photographie, intronisant certes un accès plus démocratique à la culture, jetaient aussi un voile pudique sur d’autres conséquences, plus matérielles, de la domination bourgeoise :
On comprend bien ici les modalités d’utilisation idéologique de la photographie par la bourgeoisie libérale du second empire, qui, d’une plus grande égalité devant l’image, cherche à accréditer l’idée d’une « égalité sociale » et à occulter ainsi la réalité de la hiérarchie sociale [54].
Reste que cette démocratisation culturelle, symbole d’un universalisme cher au cœur d’Hugo, fut une réalité. Mais pour Baudelaire, elle signifiait la fin d’une vision élitiste et « aristocratique » de l’art, seul rempart à ses yeux contre l’uniformisation bourgeoise. De plus, cette vulgarisation impliquait pour la culture littéraire deux conséquences potentiellement funestes : l’image mécanique pourrait aisément concurrencer les lettres sur le terrain de la transmission mémorielle, et d’autre part, elle marquerait un basculement vers une civilisation nouvelle, dans laquelle le rôle culturel de l’écrit se verrait réduit à la portion congrue.
« Généalogie de la vidéosphère » : culte du Progrès et enjeux mémoriels
« La mémoire la plus forte est plus faible que l’encre la plus pâle. » Proverbe chinois
« L’image photographique sera une des armes les plus efficaces contre l’intellectualisation (…) Oublie la lecture ! Regarde ! Telle sera la devise de l’éducation. » Johanes Molzahn
Portée par une complicité philosophique et médiologique avec l’idéologie dominante, l’entrée de l’image mécanique dans la culture de son siècle n’avait donc rien de discret ni de modeste. Mais si son procédé révolutionnaire faisait d’elle un porte-étendard du « Progrès », son statut d’image l’ancrait dans l’histoire des représentations. Une identité double qui s’éclaire lorsque l’on tente de traduire en langage photographique, les trois acceptations du mot « image » que l’helléniste Jean-Pierre Vernant attribue à la Grèce antique : « Image du rêve (onar), apparition suscitée par un dieu (phasma), fantôme d’un défunt (psyché) » [55]. Dans cette énumération, seule la traduction de phasma s’avère contraignante et éloignée de son substrat grec, puisque « l’intermédiaire transcendant » suscitant « l’apparition » en photographie, n’est autre que l’appareil, c’est-à-dire le positivisme, le progrès technique, la contingence historique. A l’opposé, onar et psyché se traduisent relativement aisément par « imaginaire » et « souvenir » : éléments constitutifs du caractère intemporel de l’image sous toutes ses formes.
Par conséquent, observer la réception de la photographie par les auteurs qui l’ont vue naître, implique de prendre en compte l’impact de ce double statut : en tant que vecteur de transmission, l’image automate ferait concurrence à l’expression écrite ; en tant qu’incarnation du « Progrès », elle causerait le passage du « temps de l’Ecriture » au « temps de la post-écriture » [56].
Indéniablement, image et conservation de la mémoire sont historiquement et ontologiquement indissociables. André Bazin appelle « fonction d’embaumement » la motivation intemporelle de perpétrer le souvenir des disparus par la représentation visuelle :
On ne croit plus à l’identité ontologique du modèle et du portrait, mais on admet que celui-ci nous aide à nous souvenir de celui-là, et donc à le sauver d’une seconde mort spirituelle (…) « Quelle vanité que la peinture » si l’on ne décèle pas sous notre admiration absurde le besoin primitif d’avoir raison du temps par la pérennité de la forme [57] !
Elargie à l’échelle de la collectivité, cette fonction mémorielle se transfigure en conservation culturelle : la bourgeoisie du second Empire, concevant son hégémonie comme l’apogée de la civilisation, connaissait par conséquent l’angoisse du déclin. André Rouillé voit là une raison essentielle de la progressive mise en retrait, dans la culture de masse, de la littérature au profit de la photographie, puisque cette dernière, censée ne laisser aucune place à la spéculation et à l’imaginaire, constituerait un témoignage plus fiable de cette « apogée » [58].
[50] G. Freund, Photographie et société, Op. cit., pp. 37-41.
[51] Ibid., pp. 78-79.
[52] J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003, p. 28.
[53] A. Rouillé, L’Empire de la photographie, Op. cit., p. 20.
[54] Ibid., p. 139.
[55] J.-P. Vernant, « Naissance d’images », Religions, histoires, raisons, Paris, Maspero, 1979, p. 110.
[56] V. Flusser, Pour une philosophie de la photographie [1983], Paris, Circé, 2004, pp. 22-24.
[57] A. Bazin, « Ontologie de l’image photographique », art. cit., p. 10.
[58] A. Rouillé, L’Empire de la photographie, Op. cit., pp. 163-164.