« Une imagination scientifique » ?
La photographie vue par les hommes de lettres du XIXe siècle
- David Paigneau
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« Malaise dans la mimesis » : le réalisme incertain
« Ce que l’Intellect donne à l’Ame est proche de la vérité ; ce que le corps reçoit, ce ne sont que des images et des imitations. » Plotin
« Connaître quelque chose sur le mode de la beauté, c’est nécessairement la connaître sur le mode de l’erreur. » Nietzsche
Poser la question du mimétisme propre à l’image mécanique est un passage obligé de toute étude sur l’histoire de sa réception, notamment au XIXe siècle. Ces quelques lignes de Marta Caraion résument parfaitement les termes dans lesquels le débat se posait :
La question fondamentale à poser à la photographie et aux discours qu’elle produit au milieu du 19ème siècle est celle de l’antinomie, portée à son paroxysme, entre la réalité et l’imagination, avec leurs champs d’application corrélatifs, les sciences et l’industrie contre les arts. Que cette opposition soit constitutive ou entretenue par les défenseurs corporatistes de tel ou tel domaine est peut-être moins important que le constat de sa présence tenace dans les débats sur la photographie [26].
Cette présence fut d’autant plus « tenace », qu’elle ne se limitait nullement à une lutte d’influence entre un rationalisme véhiculé par l’objectivité réaliste et un idéalisme porté par les imaginaires romantique et symboliste. La question de la définition de la mimesis traverse toute l’histoire de l’art, et s’est abouchée de tout temps à la tentative de définir philosophiquement le « réel » lui-même, la créature humaine s’insérant dans un monde phénoménal dont l’existence est indépendante de la sienne. Ce « réel » ne lui est donc accessible que par deux biais, la raison et la sensation. Tout art de la représentation doit par conséquent interroger la fiabilité de ces intermédiaires et, partant, de sa fidélité au monde qu’il prétend imiter.
« Depuis la Poétique d’Aristote, la mimesis artistique est conçue comme une fiction qui montre les choses telles qu’elles peuvent être et pas telles qu’elles sont (…) En d’autres termes, l’œuvre nous présente une hypothèse sur le réel » [27]. Héritage assumé par le néoplatonisme florentin, lequel définit l’image comme le reflet du monde dans le miroir de l’esprit, autrement dit la forme dans laquelle l’idée est reçue par l’esprit humain [28]. De quoi éclairer l’apparente contradiction à laquelle aboutissait Charles Batteux en 1747, dans son traité Les beaux-arts réduits à un même principe : postulant « que le génie, qui est le père des arts, doit imiter la nature », il précisait immédiatement après « qu’il ne doit point l’imiter telle qu’elle est » [29]. Envisagée ainsi, l’antithèse ne pas l’imiter telle qu’elle est pourrait bien, à elle seule, englober toute l’ambiguïté de la mimesis.
Le tournant historique qu’ont représenté les images mécaniques peut donc s’expliquer ainsi : dès lors que l’intentionnalité humaine se voyait supplantée par la froide objectivité de la plaque sensible, le lien ancestral entre mimesis et interprétation semblait du même coup rompu. En 1853, Paul Nibelle louait dans l’image photographique une forme de mimesis auto-engendrée surpassant toutes les reproductions faites exclusivement de main d’homme :
Il appartenait à la nature (…), par un art qui est comme le couronnement de tous les autres, de se peindre elle-même, et de se sculpter, de se faire à la fois l’original et l’image, le modèle et l’artiste, de se mirer dans ses propres toiles. Un rayon a opéré ce prodige [30].
D’où un complet remodelage du champ artistique : à partir de la généralisation du négatif-verre en 1855, la photographie contribua, selon Gisèle Freund, à « ringardiser » d’avance la quête mimétique des peintres réalistes, lesquels ne pouvaient plus rivaliser, en termes d’objectivité, avec l’appareil [31]. André Bazin poursuit un raisonnement similaire en notant que « la photographie (…) a libéré les arts plastiques de leur obsession de la ressemblance » [32], positionnement confirmé par László Moholy-Nagy, aux yeux duquel la perfection figurative de la photo poussa les peintres dans la voie de l’abstraction [33].
Naturellement, le champ littéraire ne fut pas épargné par ce « malaise dans la mimesis » : en 1899, Antoine Albalat publiait son Art d’écrire enseigné en vingt leçons, dont les pages consacrées à la description sont particulièrement éclairantes. Reconnaissant l’ambiguïté de la mimesis, il définissait « le vrai réalisme » comme « le souci d’interpréter le vrai par le beau » [34] et, à de nombreuses reprises, utilisait la photographie comme métaphore de l’absence d’imagination descriptive [35].
La question apparaissait d’autant plus sensible qu’au début des années 1880, le perfectionnement de l’héliogravure par Karl Klic facilita le collage de photographies à l’intérieur de livres, entraînant la production à grande échelle de romans illustrés [36]. En janvier 1898, le Mercure de France fit paraître une « enquête sur le roman illustré par la photographie », dans laquelle plusieurs écrivains se prononcèrent sur la question [37]. Deux faits notables : premièrement, les auteurs interrogés, partisans comme adversaires de l’illustration, justifiaient leur adhésion ou leur rejet quasi uniquement par l’aspect réaliste et documentaireque l’image faisait cohabiter avec l’écriture romanesque.
Deuxièmement, la réponse du poète et romancier symboliste George Rodenbach ne se démarque guère de celle de ses confrères. Pourtant, six ans auparavant, son roman Bruges-la-Morte avait brisé le consensus selon lequel la photographie tirait un trait définitif sur l’ambiguïté de la mimesis, en intercalant des clichés touristiques de Bruges entre les pages de son récit et en supprimant les légendes qui entérinaient leur statut documentaire. L’auteur avait donc pris le parti, apparemment paradoxal mais étonnamment fécond, d’illustrer par un « document réaliste » la confusion mentale de son personnage et la déchéance de son être-au-monde.
Cette intuition de Rodenbach le signale indéniablement comme un auteur visionnaire. Car le romancier belge ne bénéficiait pas du recul historique grâce auquel nous constatons que, si le collodion et le gélatino-bromure d’argent ont progressivement amélioré la netteté des images, aucune substance photosensible ne saurait atténuer le flou dans lequel baigne la notion de mimesis. Pour s’en convaincre, observons que les fleurs évoquées dans « Green » de Verlaine (« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches ») et les fleurs peintes par Willem van Aelst sur ses natures mortes ont en commun d’être les absentes de tout bouquet, alors que les fleur photographiées en 1858 par Roger Fenton ont nécessairement été présentes, au moment de la prise, sur le bouquet vu par le spectateur. Pourtant, Magritte aurait pu dire de la troisième autant que des deux premières : ceci n’est pas une fleur.
[26] M. Caraion, Pour fixer la trace, Op. cit., p. 10.
[27] D. Cohn & G. di Liberti, Esthétique. Connaissance, art, expérience, Paris, Vrin, 2012, p. 143.
[28] R. Klein, La forme et l’intelligible. Ecrits sur la Renaissance et l’art moderne, Paris, NRF Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1970, pp. 83-84.
[29] Cité dans D. Cohn & G. di Liberti, Esthétique, Op. cit., p. 167.
[30] P. Nibelle, « Des rapports des beaux-arts et de la photographie », La Lumière, n°52, 24 décembre 1853, p. 207 (consultée le 1er août 2018).
[31] G. Freund, Photographie et société, Op. cit., pp. 74-75.
[32] A. Bazin, « Ontologie de l’image photographique », Qu’est-ce que le cinéma ? [1958], Paris, Editions du Cerf, 2008, p. 12.
[33] L. Moholy-Nagy, « De la peinture à base de pigments aux jeux de lumière par réflexion », Peinture, photographie, film [1925], Paris, Gallimard, « Folio essais », 2014, pp. 84-85.
[34] A. Albalat, L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons, Paris, Armand Colin, 1899, p. 228.
[35] Ibid., pp. 230-239.
[36] L’illustration en elle-même n’était pas un fait nouveau : les Excursions daguerriennes de Lerebours et The Pencil of Nature [Le crayon de la nature] d’Henry Fox Talbot, premiers livres illustrés, dataient des années 1840, puis la décennie suivante vit le développement de la photoglyptie, autre mode de collage. Mais compte tenu des difficultés techniques inhérentes à ces procédés, la production industrielle de livres illustrés ne put voir le jour qu’avec l’héliographie. Voir Sylvie Aubenas, « La photographie est une estampe. Multiplication et stabilité de l’image », Nouvelle histoire de la photographie, Op. cit., pp. 225-231.
[37] L’ensemble des réponses est reproduit dans le dossier documentaire établi par Daniel Grojnowski et Jean-Pierre Bertrand, accompagnant l’édition de 1898 du roman Bruges-la-morte. Voir G. Rodenbach, Bruges-la-Morte [1892], Paris, Flammarion, « GF », 1998, pp. 289-334.