« Une imagination scientifique » ?
La photographie vue par les hommes de lettres du XIXe siècle

- David Paigneau
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       Toutefois, le daguerréotype et ses succédanés, rapidement réappropriés avec succès par les scientifiques, connurent en tant que potentiels objets d’art un accueil infiniment plus glacial. Car si l’utilisation des images nouvelles dans la recherche scientifique s’accomplissait sur le mode de l’intégration à des activités préexistantes [14], leur reconnaissance artistique impliquait une redéfinition nettement moins consensuelle. D’où l’omniprésence de cette question sous la plume même de ses plus ardents défenseurs. Ainsi, Ernest Lacan, en 1853, consacrait deux portraits successifs au « photographe proprement dit » puis au « photographe artiste », ce dernier se distinguant par sa volonté de s’affirmer comme artiste et surtout pas comme photographe :

 

Il fait de la photographie avec passion, mais le plus grand chagrin que vous puissiez lui faire, c’est de l’accuser de photographie (…) n’allez pas lui dire le premier : « Eh bien ! et la photographie ? » Il vous tournera le dos en vous disant : « Je suis peintre et non photographe ! » [15]

 

      Francis Wey, en 1851, avait quant à lui postulé que l’image mécanique permettrait de « faire le tri » au sein des arts visuels, en éliminant les artistes mineurs et en excitant la créativité des maîtres :

 

Ainsi l’esthétique pure n’a rien à perdre à cette épreuve ; elle ne peut qu’y gagner en hardiesse, en expérience, tandis que les couches inférieures de l’art, celle où le succès douteux dépend de la routine, du procédé manuel, et se limite à la tradition stérile, se trouveront dissoutes et annihilées [16].

 

      Dans le même temps, de nombreux hommes de lettres furent à la pointe du combat contre la reconnaissance artistique du nouveau médium. Si Maxime du Camp en fit une part intégrante de son œuvre en devenant un précurseur des récits de voyages illustrés, et si Victor Hugo la salua comme « la science qui fait de l’art » [17], le rejet exprimé par Baudelaire fut beaucoup plus conforme au ton général tel que le résume Philippe Ortel : « tant que la photographie joue le rôle de médium, tout le monde la fête (…) En revanche, le jour où elle s’affiche au Salon de Peinture (1859), un Baudelaire réagit violemment, alors qu’il aime manifestement se faire photographier » [18].
      Pour tenter d’expliquer ce rejet, il est nécessaire de rappeler le tour nouveau pris par les rapports entre littérature et arts visuels depuis l’instauration des « Expositions périodiques d’artistes vivants » (futurs « Salons ») par Colbert en 1667. Lieux de rencontres fréquentes entre peintres et écrivains, ils amenèrent massivement ces derniers à la critique picturale. Et ce d’autant plus que le projet de l’Encyclopédie et les écrits de Kant avaient légitimé le logos,objectivé par l’écrit, comme outil critique applicable à l’ensemble du monde phénoménal, avant que les romantiques français et allemands n’élèvent l’inspiration littéraire à un rang similaire. Ce paradigme impliquait un recentrage de la critique picturale autour des interprétations possibles des tableaux, au détriment de leurs caractéristiques objectives : « Leurs jugements se rapportent rarement à la composition, à la couleur, à l’espace ou à la lumière, à plus forte raison à la technique qu’ils ignorent » [19].
      Naturellement, cette épistémologie ne pouvait accueillir favorablement un mode de représentation si visiblement dépendant du matériel mis en œuvre dans sa réalisation. Nietzsche par exemple avait parfaitement perçu cette réticence à être mis en présence de la matière à l’origine d’une œuvre, l’amour du Beau voulant se croire désintéressé et détaché de toute contingence [20]. Régis Debray, dans le même ordre d’idées, met en avant un lien direct entre l’esthétique et la philosophie conçue comme la lutte ancestrale de l’Esprit contre la Matière [21].
      L’on comprend mieux ici le rejet dont l’idée d’un « art photographique » a fait l’objet chez les hommes de lettres : car si un lecteur désirant apprécier pour elle-même l’écriture célinienne n’a aucune peine à oublier les cordes à linge sur lesquelles le romancier disposait les pages de ses manuscrits, il est difficile pour un spectateur observant une photographie d’ignorer le dispositif auquel celle-ci doit son existence. La thèse défendue en 1864 par Adalbert Stifter (figure du néoclassicisme allemand) dans Descendances illustre cette vision de manière édifiante : selon Stifter, la supériorité de l’écrit sur l’image tient à ce que le mot, étant un vecteur et non un matériau, permet un accès plus direct au Beau en incarnant la dématérialisation maximale des modes d’expression [22].
      L’autre problème posé par cette intrication de l’homme et de la machine fut celui de l’intentionnalité, question sur laquelle différentes théories littéraires s’opposaient par ailleurs. Pour ne citer qu’un exemple, la querelle entre romantiques et parnassiens reposait largement sur l’antagonisme entre « l’Inspiration » et la rationalité souveraine du poète. En parallèle, Delacroix posait l’intentionnalité comme frontière hermétique entre peinture et photographie, la première reposant sur une construction soumise à la volonté de l’artiste, la seconde sur un enregistrement excluant toute sélection [23]. Une opposition qu’André Rouillé résume par la notion de « théorie des sacrifices » ainsi définie :

 

Alors que la sélection semblait inhérente à toute représentation, la photographie instaure une procédure radicalement nouvelle : celle de l’enregistrement automatique. La photographie est alors accusée de ne rien omettre, de ne rien sacrifier, face à l’art réputé libre de « choisir ce qui lui convient et de répudier ce qui ne lui convient pas » [24].

 

      En résumé, si la photographie conçue comme adjuvant à l’observation scientifique représentait un « plus-que-l’œil », son mode de production la signalait comme un « moins-que-l’esprit » incompatible avec une pleine reconnaissance artistique. Toutefois, Anne Hammond note que l’utilisation délibérée du flou par la photographe anglaise Julia Margaret Cameron, remit en cause cette séparation : la maîtrise du flou représente de fait une « mise au point sélective » dépendant exclusivement des intentions du photographe [25]. De quoi en conclure que la reconnaissance progressive de la photographie comme art visuel fut, littéralement, initiée par un « flou artistique ».
      Le flou a en outre une seconde conséquence : la déréalisation du sujet. Or, l’opposition entre science et art englobait celle entre tendances réalistes et exaltation de l’imaginaire, elle-même au cœur des théories artistiques et littéraires s’étant affrontées tout au long du siècle. Il va sans dire que ces affrontements représentèrent un enjeu central dans la réception de l’image photographique.

 

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[14] Les succès attendus de l’association entre science et photographie ne se firent d’ailleurs pas attendre : le premier daguerréotype représentant la Lune date de 1840, la première photo des taches solaires réalisée à 1/60ème de seconde, de 1845, et la « photomicrographie » (fixation d’images microscopiques) des années 1840. Dans les années 1880, les procédés au gélatino-bromure d’argent, faisant faire un immense bond en avant à la sensibilité des appareils, débouchèrent sur les premiers programmes d’astrophotographie subventionnés par l’Etat. Pour plus de détails, voir M. Frizot, « L’œil absolu. Les formes de l’invisible », Nouvelle histoire de la photographie, Op. cit., pp. 273-291.
[15] E. Lacan, « Le photographe, esquisse physiologique », partie III, « Du photographe artiste », La Lumière, n°3, 15 janvier 1853, p. 11 (consultée le 1er août 2018).
[16] Fr. Wey, « De l’influence de l’héliographie sur les beaux-arts », partie I, La Lumière, n°1, 9 février 1851, pp. 2-3 (consultée le 1er août 2018).
[17] Cité dans J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003, p. 26.
[18] Ph. Ortel, « Note sur une esthétique de la vue : Photographie et Littérature », Romantisme, n°118, 2002, p. 94.
[19] P. Cabanne, La main et l’esprit. Artistes et écrivains du XVIIIème siècle à nos jours : destins croisés, Paris, Les Editions de l’Amateur, « Regard sur l’art », 2002, p. 59.
[20] « Nous sommes accoutumés, devant toute chose parfaite, à omettre la question de sa genèse, et à jouir de sa présence comme si elle avait surgi du sol à un coup de baguette magique (…) L’artiste sait que son œuvre n’aura son plein effet que si elle suscite la croyance à quelque improvisation » (Fr. Nietzsche, Humain, trop humain, Op. cit., p. 119).
[21] R. Debray, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident [1992], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2015, p. 166.
[22] Pour un commentaire plus détaillé de la thèse de Stifter, voir J. Le Rider, Les couleurs et les mots, Op. cit., pp. 154-156.
[23] Cité dans A. Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2005, pp. 67-68.
[24] Ibid., p. 46.
[25] A. Hammond, « Vision naturelle et image symboliste. La référence picturale », Nouvelle histoire de la photographie, Op. cit., pp. 293-309.