Pape moe de Paul Gauguin : récit viatique
et œuvre plastique en résonance
- Isabelle Malmon
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Dernier coup de théâtre : la vahiné disparait dans l’eau et à sa place, « une énorme anguille seule serpentait entre les petits cailloux du fond » [19]. Ainsi les méandres du sentier suivi par le narrateur, le dédale des rivières dans lesquelles il s’est plongé, l’ont bien amené à une rencontre avec un monstre, ou plutôt une femme pisciforme, proprement monstrueuse. La « métamorphose » (au sens d’Ovide [20]) de la vahiné assure alors le passage du réel à ce qui l’excède et permet le prodige : avec la présence de ce merveilleux, l’ordre de la réalité a basculé, le seuil est franchi et l’hallucination l’emporte sur la claire perception visuelle. La mystérieuse vallée tahitienne devient ce lieu hors du temps et de l’espace où l’on croise des créatures féminoïdes troubles et troublantes. A peine a-t-elle esquissé vers le voyageur cette approche vocale, qui pouvait laisser espérer une mutuelle compréhension entre la Tahitienne et l’Occidental, entre la femme et l’homme, que la vahiné révèle son versant diabolique, signalant que le narrateur est rattrapé par les structures aporétiques de l’Occident dans sa vision de l’objet féminin. La femme en tant qu’être désirable est à peine entrevue qu’elle disparaît, la félicité magiquement concédée est vite perdue par la fiction métamorphique en animal satanique. Car l’anguille renvoie bien évidemment au serpent, élément récurrent du bestiaire esthétique de Gauguin. Dès l’Antiquité ce reptile avait été mis à profit pour dénoncer la dualité féminine, en la personne d’Echidna, divinité chtonienne, mi femme mi serpent, à qui la Théogonie d’Hésiode, au VIIe siècle avant J. C., attribue la responsabilité d’avoir engendré le Sphinx, alors monstre femelle pour cette première occurrence [21]. Bien évidemment, le serpent est aussi le symbole chrétien du mal : dans le livre II du Paradis perdu de Milton, ouvrage représenté sur une toile bretonne de Gauguin, Satan rencontre aux Enfers une figure féminine du péché que le peintre William Blake imaginera sous forme d’une femme serpente [22]. Cette référence à l’animal tentateur de la Bible est évidente dans le récit de Gauguin et renchérit sur l’image de la séductrice ensorceleuse, Eve ou Circé. Ainsi la vision sublime s’achève-t-elle par le rappel constant du mal engendré par le plaisir sexuel, et le cheminement labyrinthique vers l’objet du désir aboutit à une impasse : sous le regard du sujet masculin, empêtré dans ses frayeurs d’un féminin chargé du fardeau du péché de chair et des perversités nouvellement psychiatrisées, la belle-des-îles devient un être ichtyoïde, à l’abyssale et terrifiante singularité sexuelle. L’effroi rejoint le désir, comme le réel se laisse happer par la fantasmagorie de l’artiste.
Absente sur la toile et la gravure sur bois, une anguille est en revanche bien visible au bas de l’aquarelle (fig. 1), forme ondulante aux tons rosés sinuant dans une eau bleue et orange. Au-dessus, l’indigène s’abreuve à une fontaine, magnifiant la coprésence de la femme et de son double maléfique, du réel et de sa vision hallucinée. L’apparition ophidienne, de ce fait, situe insidieusement l’étendue aquatique dans le registre de la féérie, une féérie non point bucolique mais périlleuse, voire diabolique. Cette œuvre, sans doute préparatoire, souligne donc avec vigueur ce que les compositions suivantes tenteront d’atténuer, la bipolarité de la figure féminine, cette coincidentia oppositorum à la fois humaine et animale, angélique et satanique. C’est indirectement que la toile insinue ce danger : car, parmi les étranges motifs thériomorphes dont nous avons parlé précédemment, peuplant les feuillages environnants, certains pourraient renvoyer au péril constitué par la femme indigène. Ainsi de cette tête de sorcière au nez crochu à droite du filet d’eau. Ainsi de ce profil pisciforme, bleu à l’œil jaune, qui, depuis l’épaisseur des frondaisons, fixe l’indigène dans un énigmatique face-à-face. S’agit-il d’une version « végétalisée » de l’anguille ? Ainsi, enfin, des formes spectrales qui hantent les ondoiements d’une eau curieusement orangée, telles des figures lucifériennes pétries de l’incandescence de quelque enfer. Gauguin avait donc tort de ne pas écouter les saines recommandations des autochtones concernant les tupapau : les esprits malins existent bel et bien, mais ils ne sont pas toujours là où l’on croit les trouver.
Nul doute, par ailleurs, que le symbolisme ichtyomorphe de ce récit viatique comporte des résonances « mélusiniennes ». Par cet adjectif, folkloristes et mythologues nomment un type de récit reprenant le même scénario, quasiment inchangé depuis la nuit des temps. Celui-ci a été immortalisé par le roman La noble histoire de Lusignan, écrit par Jean d’Arras en 1393, puis par Le Roman de Mélusine de Coudrette vers 1401 [23]. Cette légende, que l’on trouve dans les aires géoculturelles les plus variées et les plus distantes
[24], fut peu ou prou échafaudée autour du canevas suivant : une fée, mariée à un mortel, a défendu à son époux de chercher à la voir le samedi ; enfreignant cet interdit, son mari la découvre le corps baignant dans une cuve, la moitié inférieure transformée en queue de serpent ; Mélusine disparaît alors et l’abandonne à son désarroi, souvent avec les enfants qu’ils ont eus de leur union. La reprise au-delà des siècles et des frontières de ce scénario témoigne visiblement d’une peur séculaire de la singularité féminine. Comme l’écrit Bernard Terramorsi,
Le succès d’un tel scénario où – dans le cas de la femme-poisson – l’eau vient hyperboliser l’image fantasmatique de la femme gouffre humide et vorace, atteste qu’il exprime des peurs et des désirs fondamentaux. La mythologie de la femme-poisson interroge en effet les fondements de l’humanité et de la différence des sexes, elle est en lien étroit avec le mythe primordial d’une ancêtre marine lignagère [25].
La thérianthropie relatée dans les récits médiévaux de Jean d’Arras et de Coudrette semble plus spécifiquement une conséquence du christianisme et de la démonisation de la femme que cette foi propagea : elle dénote des affinités infernales entre la sexualité féminine mystérieuse et les puissances d’en bas, de même que l’hybridité qui, associant le sexe à la bestialité, lui octroie une aura mortifère. Rappelons en outre que, dans le roman de Jean d’Arras, Mélusine apparaît pour la première fois au comte de Raymondin, son futur époux, dans une forêt, près d’une source, tout comme la vahiné de Noa Noa. Le Roman de Mélusine comporte enfin une célèbre scène de voyeurisme qui trouve son écho chez Gauguin, dans sa contemplation muette et furtive de la Tahitienne : en proie à des soupçons, Raymondin, en dépit de sa promesse de ne pas chercher à voir sa femme le samedi, perce un trou dans le mur de la pièce où elle se trouve et la découvre. L’œil du narrateur de Noa Noa assistant, interdit, au bain voluptueux de la vahiné, renvoie à ce regard voyeuriste du comte, mais tout aussi bien, dans la mythologie grecque, à l’œil du chasseur Actéon épiant la déesse Diane au bain, ou encore au récit biblique de Suzanne et les deux vieillards, dont Gauguin fait mention pour commenter sa toile Manao tupapau de 1892 [26].
[19] P. Gauguin, Noa Noa, Op. cit., p. 30.
[20] Poète latin, Ovide a adopté le mot métamorphose pour regrouper sous un vocable grec les mythes grecs qui relatent des transformations miraculeuses, des changements appartenant au domaine de la réalité surnaturelle des dieux, de la fiction et de la poésie. Paradoxalement, plus tard, le mot s’est dilaté, récupérant parmi ses acceptions, par extension métaphorique, les autres catégories de changements dont il s’était au départ différencié.
[21] Voir Ph. Walter, La Fée Mélusine, le serpent et l’oiseau, Paris, Imago, 2008.
[22] W. Blake, « Satan, Sin and Death : Satan comes to the Gates of Hell », Illustration pour Paradise Lost de John Milton, 1808, crayon et aquarelle, H. 0,50 m ; L. 0,40 m, Boston, Museum of Fine Arts.
[23] Voir Ph. Walter, La Fée Mélusine. Le serpent et l’oiseau, Op. cit.
[24] Pour une reprise du mythe de Mélusine à Madagascar, cf. B. Terramorsi, « Ampelamanañisa, la femme qui fait face aux ouï-dire. Notes pour une écoute comparatiste flottante », dans B. Terramorsi (dir.), Les filles des eaux dans l’Océan Indien, Mythes, Récits, Représentations, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 395-417.
[25] Ibid., p. 396.
[26] Il le mentionne dans un texte titré « La genèse d’un tableau », dans le Cahier pour Aline.