Pape moe de Paul Gauguin : récit viatique
et œuvre plastique en résonance

- Isabelle Malmon
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Fig. 2. P. Gauguin, Pape moe, 1893

      D’autant que l’allusion aux tupapau entretient la présence d’un danger incertain et indéfini, que la toile Pape moe manifeste elle aussi de manière implicite (fig. 2). Les hachures colorées de la végétation luxuriante ou les reflets ondoyants de la fabuleuse étendue lacustre du premier plan, chef d’œuvre d’abstraction décorative, semblent effectivement hantés de multiples monstres, terrestres et aquatiques, dont le spectateur croit discerner les orbites lumineuses ou les gueules hurlantes. Partout dans le fondu des couleurs assourdies, dans les sillons des arabesques, semblent sourdre d’étranges créatures, comme autant de virtualités iconiques prêtes à jaillir de leur gangue de mystère. Comme l’explique Eric Alliez,

 

Tout figure semble ainsi surgir comme d’un fonds indiscernable en lequel elle baigne, endormie, en réserve de l’œil halluciné qui saura la distraire de son sommeil profond en lui imposant une révélation différenciante fondée sur « le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de concevoir autre », c’est-à-dire, à suivre encore Victor Segalen, le différent, au sens de « la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même ». Ce que Gauguin se propose de nous montrer dans Pape moe (1893), qu’il faudrait traduire non par Eau mystérieuse mais, à suivre l’inflexion glottale de mo’e, par Eau endormie, avec cette source jaillissant des roches humides et sombres dans une végétation aussi ambiguë que le sexe de la « figure » se désaltérant. Ce sont alors les esprits de la forêt entrelacés aux ribambelles minérales et animales qui éveillent l’œil, lui imposant de voir ces figures paradoxales appendues aux somptueuses fééries de la matière-couleur [16].

 

      En potentialisant l’émergence de ces entités insolites, dans l’animation des lignes et des couleurs figurant le foisonnement des plantes et les sinuosités de l’eau, le jeu pictural énigmatise « l’effet de réel » et transmet ainsi, avec ses moyens propres, la plongée, que nous fait vivre le manuscrit, dans une rêverie oublieuse de la réalité et créatrice d’univers fantastiques. Les deux modes d’expression tentent alors, chacun à sa manière, de traduire ce que le monde peut recéler de poétique et d’énigmatique, cet enchantement de la nature, réserve de la pensée magique, que la découverte de l’art primitif et l’expérience dans les territoires exotiques ont révélé à Gauguin. Cet animisme « archaïque », « primitif », antérieur à la christianisation et à la colonisation, l’artiste le cultive avec délectation car il répond aussi à ses visées symbolistes, à son goût pour la suggestion et l’équivoque.

 

Le spectacle de l’altérité

 

      De fait, l’épisode de Noa Noa se poursuit bien dans une tonalité fantastique. Après une mauvaise nuit, le narrateur reprend son chemin. Fatigué, il se trouve alors dans un état psychique perméable à l’illusion, comme dans un rêve ou comme dans les contes fantastiques, alors en pleine vogue. Au premier abord, la scène est pourtant réaliste, voire bucolique : le promeneur aperçoit une jeune fille en train de boire à la fontaine : « Lorsqu’elle eut fini de boire elle prit de l’eau dans ses mains et se la fit couler entre les seins ». Par ce geste empreint de sensualité, la vahiné s’adonne à une véritable délectation qui dépasse le simple plaisir de boire. L’eau avalée, « flots d’un breuvage diabolique ou divin » [17], considérait le critique Achille Delaroche, est plus vraisemblablement jouissive, comme le montre la référence à la poitrine de la vahiné. Rien de cet érotisme sur la toile, l’aquarelle ou le bois gravé : la figure, davantage androgynique que féminine, ne se sert de ses mains que pour éviter sa chute dans le cours d’eau, la droite la retenant au rocher au-dessus d’elle, la gauche lui permettant de prendre appui sur un second bloc pierreux. Mais des allusions sexuelles pourraient s’insinuer de manière latente dans le titre de ces trois œuvres. Car le terme pape, qui signifie « l’eau douce » comme on le traduit généralement, peut également désigner « le sperme » lorsqu’il est associé à tane (homme). En outre, l’expression intégrale peut être traduite à la fois par « l’eau douce est en mouvement » et « jouant dans l’eau douce » : cette seconde acception évoquerait alors la satisfaction voluptueuse de la vahiné, se complaisant à l’exquise fraîcheur du liquide sur son corps dénudé.
      Mais poursuivons notre récit. Tandis que la jeune fille se livre à ces sensuels effleurements, le sujet se dissimule et observe : simple voyeur, seul à jouir de ce spectacle et de son effroi, tel Ulysse – encore lui – attaché au mât de son navire, le narrateur assiste à cette scène provocante à laquelle il ne participe pas, caché dans « un fourré », – la toison pubienne ? – sans oser franchir la porte du sexe. L’eau érotisée par le contact avec la vahiné, contrepoint salutaire au liquide glacé traversé pendant le périple pédestre, lui demeure ainsi inaccessible : le sujet demeure en retrait, comme sur la défensive, incapable d’atteindre l’objet du désir qu’il se contente d’observer à distance. Il s’agit de voir sans être vu, « voir sans être pris en flagrant délit de voyeurisme » [18], comme Persée dévie par une surface réfléchissante le rayon mortel des yeux de Méduse. Car ce qui assassine, c’est l’échange des regards, la réciprocité visuelle entre l’homme et la femme. Voir, on le sait au moins depuis Adam et Eve, c’est constater la différenciation sexuelle, et se retrouver fasciné et terrifié par cette différence.
      Or, devinant sa présence, la vahiné plonge en lui criant : « Taehae », que Gauguin traduit par « féroce ». S’il s’agit d’une apostrophe à l’endroit du narrateur, que signifie-elle ? Une reconnaissance, de la part de cette étrangère, de pure race tahitienne, du statut de « sauvage », de « primitif » auquel l’artiste aspire, lui qui rêve de rompre avec l’Europe et ses formes d’art exclusives ? Ou bien s’agit-il à l’inverse d’une invective proclamant la cruauté de l’Occidental, du colon blanc, avide de posséder (par l’œil, c’est-à-dire aussi par le sexe) la femme indigène, métonymie de la terre exotique ? S’agit-il d’une interpellation dévalorisant l’artiste européen, parce qu’il estime à tort qu’il peut, par le pouvoir de son regard, par l’approche précautionneuse de l’Autre, comprendre l’étranger, son art, sa culture et le reproduire dans ses œuvres ?

 

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[16] E. Alliez, L’Œil-cerveau. Nouvelles histoires de la peinture moderne, Paris, Vrin, 2007, pp. 320-321.
[17] Cité par Gauguin dans P. Gauguin, Avant et après, Tahiti, Editions Avant et Après, 2003, p. 38.
[18] S. Detoc, La Gorgone Méduse, Monaco, Editions du Rocher, « Figures et mythes », 2006, p. 262.