Pape moe de Paul Gauguin : récit viatique
et œuvre plastique en résonance
- Isabelle Malmon
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Le dépaysement est la figuration sensible d’une désorientation psychique dans les ténèbres de la psyché : il s’agit, nous le devinons, d’un voyage proprement initiatique constitué d’une suite d’obstacles à franchir devant amener le néophyte à une ultime révélation.
Le liquide étant par excellence une substance féminine, nous pressentons que l’excursion a quelque chose à voir avec la femme et la terreur qu’elle engendre en cette fin du XIXe siècle. En effet, venant s’additionner au poids de l’Eglise et de sa condamnation sans appel du péché de chair, un nouveau discours médical, à l’instar de la médecine aliéniste et psychiatrique balbutiante, définit comme illicite et pervers tout comportement sexuel qui s’éloigne un tant soit peu de la forme hétérosexuelle, maritale et procréatrice, seule et unique pratique autorisée. La femme, accusée d’être plus proche que l’homme de la nature, est plus particulièrement surveillée et contrainte dans sa sexualité : son plaisir est considéré comme le signe d’un dérèglement, d’une pathologie, et ses désirs charnels sont systématiquement culpabilisés. Le mythe de « la femme fatale », brandi par les Symbolistes et les Décadents, agite alors la menace d’un féminin castrateur et horrifiant, d’une créature guidée par ses seuls instincts naturels, image déclinée à l’envie par les artistes [7]. Quant à la Tahitienne, dont les récits des premiers navigateurs ont répandu l’idée qu’elle s’abandonne à une lubricité excessive, elle est soupçonnée de présenter, à l’instar des autres femmes indigènes, une sexualité pathologique, contre-nature, morbide, qui tient tout à la fois du monstre, du malade et de l’animal. La crainte de la syphilis, alors galopante, et les premières tentatives d’émancipation féminine amplifient cette gynéphobie véhémente [8].
Immergé dans ce territoire féminin étrange et menaçant (l’élément minéral n’annonce-t-il pas un risque de pétrification proprement gorgonéenne ?), notre narrateur déplore en outre une diminution de l’intensité solaire. L’astre du jour, on le sait, est un symbole masculin traditionnel mais il sert aussi de figure d’identification pour Gauguin qui, du fait de son enfance au Pérou, se déclare descendant d’Inca et « fils du Soleil » [9]. L’amoindrissement de la clarté diurne insinue donc une aggravation de la menace, d’autant que la lueur du soleil est remplacée par celle des étoiles, forcément féminines : « Entre deux murailles excessivement élevées, le soleil pointait à peine. Le ciel bleu. On percevait presque les étoiles en plein jour ».
L’obscurité froide du cheminement se confirme avec l’arrivée de la nuit, qui met un terme définitif à la chaleur et à la lumière du jour. Nuit difficile : le narrateur est trempé, gelé, emprisonné par l’épaisseur des ténèbres, et il redoute d’être écorché par des cochons sauvages :
Il faisait froid, j’étais trempé de mon voyage toute la journée dans l’eau froide : je dormis mal. J’avais la crainte que des cochons sauvages ne vinssent m’écorcher les jambes, aussi j’avais passé à mon poignet la corde de ma hache. Nuit noire : impossible de voir [10].
L’image du corps humide pourrait ici mettre en évidence une imprégnation, une pénétration par l’élément liquide et féminin, qui peu à peu semble absorber et posséder l’anatomie masculine. En outre l’opacité de la nuit, empêchant toute visibilité, et la crainte des cochons sauvages confirment que nous sommes bien dans un scénario fantasmatique à teneur cauchemardesque. Ce dernier pourrait s’originer dans la rencontre d’Ulysse avec la magicienne Circé qui avait transformé en porcs tous les compagnons du héros grec. Notons à ce sujet que les pourceaux sauvages de Tahiti étaient à l’origine des cochons domestiques, importés d’Europe afin de remplacer la chair humaine dont les autochtones étaient, soi-disant, friands [11]. Ainsi, nous devinons dans cette allusion, une angoisse de la sorcellerie féminine, capable de rabaisser l’homme et de se jouer de lui, voire de le manger, donc de le castrer, ainsi que le suggère l’épisode de l’Odyssée. Grâce à l’antidote délivré par Mercure, Ulysse résiste aux effets du philtre de l’enchanteresse : il « tire [son] glaive aigu le long de [sa] cuisse et [il se] précipite sur la déesse comme s’[il] voulai[t] la tuer » [12] ; Circé se jette alors à ses genoux et lui offre de partager sa couche. Ainsi le roi d’Ithaque, par le double pouvoir de la plante salutaire et de son épée, « possède » la magicienne qui croyait le tenir à sa merci : il parvient non seulement à déjouer ses « charmes », mais aussi à s’unir à elle. A l’inverse, ses compagnons ont été dépouillés d’un triple statut, humain, viril et guerrier, signes de leur castration symbolique : dépourvus de leur glaive phallique, ils sont humiliés par la déesse qui leur jette des glands pour nourriture et les fait dormir dans la boue de l’étable.
Pour en revenir à Gauguin, pourrait également transparaître, de la part de l’artiste, une peur devant son devenir esthétique, devant la démarche qu’il est en train d’accomplir en Polynésie pour se défaire de ses manies de civilisé et « entrer » en sauvagerie comme on entre dans les ordres. Ce projet, qui passe par la découverte d’une féminité périlleuse – car Autre, étrangère, animale –, semble aussi nécessaire qu’angoissant, car la femme ensorceleuse pourrait le déposséder de sa virilité, comme le démontre la peur (de la castration) éprouvée pour ses jambes (l’écorchement) et l’impossibilité de voir. Sans s’attarder sur les substituts phalliques que sont les yeux, révélés, avant les travaux de Freud, par l’automutilation d’Œdipe [13], notons simplement le réflexe guerrier du mâle à l’encontre de cette menace castratrice : s’emparer de sa « hache », arme phallique et composante essentielle d’une structure héroïque, à l’instar du glaive d’Ulysse.
Survient alors cette réflexion du narrateur :
Près de ma tête une poussière phosphorescente m’intriguait singulièrement et je souris en pensant à ces bons Maoris qui m’avaient raconté précédemment ces histoires de tupapau. Je sus plus tard que cette poussière lumineuse était un petit champignon qui pousse dans les endroits humides, sur les branches mortes comme celles qui m’avaient servi à faire du feu... [14]
Les tupapau, sont, dans les croyances polynésiennes, des morts malfaisants, revenant terrifier dormeurs et promeneurs égarés dans les endroits sombres [15]. Mis en garde avant son départ contre ces entités surnaturelles qui hantent le centre montagneux de l’île, domaine des trépassés, le narrateur rejette cette superstition folklorique. Non seulement l’apparition étrange d’« une poussière phosphorescente » ne fait que l’« intriguer » mais encore il en « sourit » et en offre bien vite une explication rationnelle : la fluorescence de champignons photogènes. Or, l’artiste exilé était avide de ressourcer son art aux traditions ancestrales des Polynésiens, battues en brèche par le colonialisme et le positivisme européens ; par conséquent il était prompt à céder à l’irrationnel et à la pensée magique, en cette époque où le progrès s’acharnait à tout expliquer. Pourquoi dans ce récit récuse-t-il ce surnaturel local ? Faut-il y voir le refus d’une ressource littéraire convenue, voire éculée, en une fin de siècle qui fait la part belle aux histoires de fantômes ? Ce désaveu étonnant nous semble à l’inverse devoir attirer davantage notre attention sur ces esprits de la nuit : et s’il les dédaigne comme motifs de ses frayeurs, c’est qu’il ne s’agit pas pour lui de convoquer les défunts des autochtones, avec lesquels il n’a rien à voir, mais des démons intimes, en rapport avec son moi profond.
[7] On pourra citer entre autres, dans le domaine des beaux-arts, Le Char de la courtisane de Couture (1873), La Dame au pantin (1885) de Félicien Rops ou L’Idole de la perversité (1891) de Jean Delville.
[8] Voir entre autres M. Foucault, Les Anormaux, Cours au collège de France 1974-1975, Paris, Gallimard, Seuil, « Hautes Etudes », 1999 et E. Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2006.
[9] « L’Inca est selon la légende venu tout droit du soleil et j’y retournerai. Mais tout le monde n’est pas venu du soleil » (P. Gauguin, Lettre à Emile Schuffenecker du 20 décembre 1888, date du 22, dans Lettres à sa femme et à ses amis, recueillies, annotées et préfacées par Maurice Malingue, Paris, Grasset, 1992, p. 238).
[10] P. Gauguin, Noa Noa, Op. cit., p. 29.
[11] Dans une lettre à son épouse datant du printemps 1892, Gauguin s’était réjoui d’apprendre cela.
[12] Homère, L’Odyssée, chant X, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 151.
[13] Sophocle, Œdipe Roi, vers 425 av. J.-C.
[14] P. Gauguin, Noa Noa, Op. cit., p. 29.
[15] Notre thèse a proposé la première étude systématique de ce personnage spectral dans l’œuvre de Gauguin. Voir I. Malmon, Le tupapau et le génie à capuche : étude d’une figure entêtante dans l’œuvre de Paul Gauguin, 2017, 2 volumes, 712 p., Université de la Réunion (EA- DIRE, Saint-Denis, La Réunion), sous la direction de Monsieur le professeur Bernard Terramorsi.