La photographie,
rituel de la post-mémoire

- Simone Grossman
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Fig. 10. J.-Fr. Lacombe, Miroir
et détail de miroir, Montréal

L’« image-éclair », rituel du souvenir

 

      A la page 41, deux images photographiques de tonalités contrastées, « Miroir et détail de Miroir, Montréal », sont assemblées à la verticale (fig. 10). La flamme d’une bougie flotte dans un bassin circulaire sur celle du haut, très sombre. Sur celle du bas, dans des tons orangés, l’embrasement annihile les formes, à l’exception de quelques brindilles pointillées de jaune dessinant partiellement une étoile de David à côté de laquelle une masse vaguement cylindrique paraît en motion. La flamme claire de la bougie est mirée dans l’image du bas par les petits points jaunes. La couleur jaune est porteuse simultanément de valorisations opposées, celles de l’étoile de David et de l’étoile jaune. A l’épicentre, la petite flamme est le rituel juif du souvenir, allumée le jour anniversaire de la mort d’un proche, veilleuse traditionnellement composée d’une mèche flottant dans l’huile.
      La post-mémoire par affiliation revêt une coloration familiale dans les poèmes. Le drame individuel du père embrasse métonymiquement celui du peuple juif tout entier à travers les yeux couleur d’ambre de ce dernier, endeuillé, pleurant sa femme et son enfant. Son regard, de même couleur que les flammes, manifeste sa souffrance intense que seuls la prière et les rites juifs peuvent exorciser. L’allusion au kaddish, prière pour les morts, fait remonter de l’oubli les « Troyerike gedenken », souvenirs éplorés [24] de la « vie d’autrefois » qui donnent un sens à la remembrance.

 

Ma sueur imprimée
Dans le talit

    Et la vie               se défait                   sans cesse

Je me réfugie
Dans un fossé
En attendant
La bénédiction (Ibid., p.39)

Paumes renversées
La rouille des feuilles
D’automne
Tache mes doigts
 
Je me tiens à l’écart
                                                                                               Impuissance

Je m’accroche
Aux branches anguleuses
Des cyprès

Image-éclair
Ton visage
Notre vie d’autrefois

L’ambre de tes yeux
Lorsque tu récitais
Des poèmes en yiddish

Gebentsh zol zayn (SR, p. 40) [25]

 

La fuite éperdue du rescapé hors de l’enfer aboutit à une bénédiction. Ses mains prennent la couleur du feu tandis qu’il brasse les feuilles d’automne, métaphorisant la mort. Seule contrepartie de l’« impuissance » du rescapé qui n’a pu sauver sa famille, accompagnant le poème, en marge et en petites lettres à la façon d’un commentaire, la bénédiction demeure. Enlaçant le cyprès, arbre des cimetières et symbole d’éternité, le père revoit le visage de l’épouse et mère chérie dans l’« image-éclair » qui la fait revivre dans le temps du poème-prière. La litanie lancinante et répétitive est figurée par la petite flamme de l’image, symbolisant l’éternité de l’âme. Les mots et les images opèrent pour inverser les valeurs, le feu mortel étant aussi, comme sur la photo, la lumière éternisant le souvenir.
      En conclusion, tel Barthes qui « n’a jamais, en aucun sens, photographié le Japon » mais, au contraire, a été « étoilé d’éclairs multiples » [26], Rubinstein et Ringuet sont stimulées à l’écriture par les photos. Dans C’est maintenant du passé, les photos soustraites à l’invisibilité déjouent le silence du père survivant. Les « images-éclairs », dans Le Sang des ruines,relaient l’écrit mémoriel et réactivent les souvenirs du père rescapé en l’absence de photos de famille. Pour Rubinstein recevant le choc de la Shoah dans son moi intime par l’exercice du satori, la fonction post-mémorielle des photos revêt également une dimension identitaire. Son projet initial de rassembler les photos et les documents, « maigres lambeaux », aboutit au texte-« patchwork » (MP, p. 154) qu’elle drape symboliquement sur ses épaules comme une couverture, recréant un rapport physique avec sa famille disparue. Ainsi la post-mémoire, dotant les photos de texture, réunit les générations [27].
      Par un autre effet de la post-mémoire, la musique, dont Rubinstein déplore l’absence dans son livre, est présentifiée par les bribes de yiddish arrachées au passé comme les photos, restes fragmentaires. Les sonorités yiddish, chantées par Chava Alberstein chanteuse israélienne très prisée par Rubinstein regrettant l’absence de musique dans son livre, rejoignent « Gebentsh zol zayn », la bénédiction à travers laquelle Ringuet renouvelle le rituel juif traditionnel. Par-delà la filiation revivifiée, la famille juive est reconstituée dans Le sang des ruines et C’est maintenant du passé. Les photos effectuent le travail de la post-mémoire comme rituel juif du souvenir. Rubinstein désire donner aux siens une sépulture, fût-elle de papier [28]. Ringuet donne voix au rescapé récitant des poèmes-kaddish. Récusant l’affirmation d’Epstein qu’« aucune pierre ne marquait leur passage » [29], chez Rubinstein et Ringuet, les photos figurent les cailloux déposés sur les tombes selon la coutume juive pérennisant la vie.

 

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[24] Expression yiddish que Ringuet traduit par « Souvenirs éplorés » (Ch. Ringuet, SR, p. 106).
[25] Expression yiddish que Ringuet traduit ainsi : « Qu’ils soient bénis de Dieu » (SR, p. 106).
[26] R. Barthes, L’Empire des signes, Op. cit., p. 11.
[27] Voir à ce sujet M. Hirsch, « Ce qui touche à la mémoire », art. cit.
[28] Comme Marianne Rubinstein s’en exprime au cours d’une correspondance privée.
[29] H. Epstein, Le Traumatisme en héritage, Op. cit., p. 32.