La photographie,
rituel de la post-mémoire

- Simone Grossman
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Fig. 5. Ch. Ringuet, Le Sang des
ruines
, 2010

Fig. 6. J.-Fr. Lacombe, La chambre
verte (nord)

Fig. 7. J.-Fr. Lacombe, Radiateur,
Carrière de Wakefield

Fig. 8. J.-Fr. Lacombe, Antichambres 1
et 2, Salaberry-de-Valleyfield

Fig. 9. J.-Fr. Lacombe, Sans titre,
Salaberry-de-Valleyfield

Poèmes et photos

 

      Dans Le Sang des ruines, le contrepoint des poèmes et des photos redouble les voix en alternance. Dans les poèmes-sanglots où « Des crevasses naissent/Brisent la syntaxe » [22], la poésie, « langue réversible » (SR, p. 99), est tour à tour rêverie nostalgique et tentative pour venir à bout du silence de l’aphasie (SR, p. 98). Les photos de destruction sont suivies des images du deuil ritualisé. Sur la première de couverture est reproduite la photo, sectionnée à mi-hauteur, d’une chambre vide et délabrée, à la peinture écaillée et au sol jonché de débris (fig. 5). Le bas des murs et la partie inférieure de la porte sont seuls visibles. Au fond de la pièce étroite, un escabeau est adossé à la fenêtre, carré blafard sur l’ensemble beige et verdâtre. Sur la photo « La chambre verte (nord) » (SR, p.15), la porte ouvre sur la même pièce dont on distingue une portion de sol beige et un bout de la fenêtre (fig. 6). Sur une autre photo, « Radiateur, Carrière de Wakefield » (SR, p.63), un flou de bougé semble gommer le radiateur à moitié recouvert d’une tache verte, couleur de moisissure, résidu d’une autre époque (fig. 7). Une impression de désolation se dégage des trois photos d’intérieur évoquant les maisons abandonnées du ghetto de Varsovie, « ville/en lambeaux » dont « les édifices écroulés/sont redevenus poussière », en particulier la rue, « Ulice Bielanska » (SR, p. 34), où le couple habitait avant la guerre. Par intervalles, pour remémorer le bonheur perdu, la poésie se fait visuelle, lumineuse et colorée, prenant le contre-pied de la béance vide de la photo. Des phrases structurées décrivent la porte ouverte et fermée, « l’odeur des murs », le grain du papier peint, la « chambre rose » aux « carreaux vitrés », la «  menora » aux lumières dansantes (SR), tout ce qui a constitué la vie juive avant la guerre.
      La douleur lancinante revêt une expression visuelle à la page 19 où sont deux superposées deux photos, « Antichambres 1 et 2, Salaberry-de-Valleyfield » (fig. 8). Celle du haut, floue, comme ratée, produit un effet de broyage. Sur celle du bas, on voit une cave au plafond bas contenant un fouillis de machines et d’objets bizarres, suggérant une salle de torture souterraine. Comme c’est le cas dans l’ensemble du recueil, les images ne sont pas des illustrations ponctuelles mais transmettent l’atmosphère. A titre d’exemple, les deux images de la page 63 (fig. 7) se rapportent au poème de la page 57 :

 

Corps vandales
Le recyclage des souffrances
Vaines
Se poursuit

De murmures en geignements
Un son plaintif s’impose
En permanence

Lamentations
Sans lueur

 

La dimension visuelle est surimposée à l’expression sonore de la souffrance dans les vers que les photos prolongent en écho.
      Sur la photo de la page 21, « Sans titre. Salaberry-de-Valleyfield », un cimetière est figuré métaphoriquement, sur le site industriel à l’abandon, par des dalles rectangulaires descellées montrant dans les intervalles dégagés des cailloux, des bouts de bois et des débris (fig. 9). Les pierres dissociées figurent dans les poèmes la désintégration à laquelle le témoin a assisté passivement [23] :

 

Nous étions-nous portés
À la rescousse
Des pierres
Lorsque l’éboulement
Eut lieu
[…]
Avions-nous versé
Des larmes d’onyx
À la vue
Des sépulcres marins
[…]
Dans l’alcôve factice
Avions-nous fabriqué
Des manteaux de grès
Pour ne plus chanceler
Au moindre vent (SR, p. 20)

 

La désagrégation et l’écroulement métaphorisent la destruction propagée des pierres au langage. Les pierres brisées sont les mots « avariés » émis par la « bouche mutilée » métaphorisant la cassure de l’expression. L’expression poétique hachée traduit la fragmentation du verbe, « mutisme déchaîné/dans les interstices/du langage » qui dégage « une masse/de simulacres » et de « mensonge ». Dans «  Vestiges de Shoah », les dalles disjointes de la photo sont décrites comme des stèles dressées à la verticale, métaphores des tombes vides :

 

Les stèles désordonnées
S’avancent

Corps disparus
Désarroi des porteurs

Instants de fumée
Et de tremblements

Les mots s’entassent
À l’embouchure
De ma gorge

Je voudrais
Dire ton nom

Je ne suis que
Bégaiements (SR, p. 29)

 

Le sort des Juifs privés de sépulture se propage aux mots « entassés » et inutiles, au langage déliquescent comme les pierres effritées et « la faillite/Des glèbes » (SR, p. 16). L’émotion est traduite par les sensations physiques, vision, ouïe, toucher et odorat, par lesquelles le locuteur des poèmes revit la destruction.

 

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[22] Ch. Ringuet, Le Sang des ruines, Gatineau (Québec, Canada), Ecrits des Hautes-terres, 2010, p. 73. Désormais SR.
[23] Allusion au refus du Canada d’accueillir les Juifs pourchassés, à bord du Saint-Louis, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, menant à la mort tragique de 254 personnes durant l’Holocauste.