La photographie,
rituel de la post-mémoire

- Simone Grossman
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Fig. 1. M. Rubinstein, C’est maintenant
du passé
, 2009

Fig. 2. M. Rubinstein, C’est maintenant
du passé
, p. 126

Fig. 3. M. Rubinstein, C’est maintenant
du passé
, p. 107

Fig. 4. M. Rubinstein, C’est maintenant
du passé
, p. 43

      Comme l’expose Hirsch, les photos « produisent de l’émotion » chez le spectateur « en parlant depuis l’intérieur de ses sensations physiques » [15]. Evoquant leur pouvoir de relier « les sujets de la première et de la deuxième génération dans une interdépendance troublante qui franchit le fossé de la destruction génocidaire », Hirsch montre que « c’est uniquement lorsqu’elles sont reclassées dans de nouveaux textes et contextes qu’elles retrouvent la capacité d’amorcer un travail pour surmonter cette épreuve ». Evoquant leur pouvoir de relier « les sujets de la première et de la deuxième génération dans une interdépendance troublante qui franchit le fossé de la destruction génocidaire », Hirsch montre que « c’est uniquement lorsqu’elles sont reclassées dans de nouveaux textes et contextes qu’elles retrouvent la capacité d’amorcer un travail pour surmonter cette épreuve » [16]. Chez Rubinstein, la métaphorisation de la Shoah en « Hiroshima » pose l’équivalence entre les photos et les débris produits par l’explosion atomique. Retombées matérielles de la déflagration qui a anéanti la quasi-totalité de sa famille, les photos sont des émanations agressives du passé [17]. Elles blessent la vue et transmettent leur tranchant aux mots qui « coupent » (MP, p. 31), à l’égal du morceau de brique rapporté en souvenir d’Auschwitz par Serge Rubinstein (MP, p. 108) et des pierres lancées contre les vitres par les orphelins juifs de la maison d’enfants dont ce fut le premier jeu (MP, p. 114). Le récit est imprégné d’une violence emblématisée par la photo du jardin zen de cailloux bien ratissés, sur la première de couverture [18] (fig. 1). Par-delà l’allusion à la culture japonaise [19], le gravier de pierres concassées exhibe d’emblée la force d’attaque de l’assemblage de l’écrit et des images dans C’est maintenant du passé.

 

La ressemblance et la post-mémoire : les photos d’identité

 

      Des photos d’identité ou de même format sont reproduites dans C’est maintenant du passé : ce sont celles du grand père et de sa cousine, de Serge Rubinstein enfant, et de sa grand-mère. Le visage de Regina Rubinstein, née Pinkwasser, apparaît sur sa photo à 18 ans agrandie et détachée de la photo de groupe de la famille réunie au cimetière en Pologne avant la guerre (fig. 2) et à 24 ans, à Varsovie, en 1928 (MP, pp. 126 et 107, fig. 3). On apprend qu’elle a quitté l’école très tôt pour aider sa mère et qu’elle a souffert de son manque d’instruction. Cependant, par son intelligence, elle a sauvé la vie de son fils qu’elle a confié à la Croix-Rouge lorsqu’elle a été arrêtée pour être emmenée à Drancy. A travers les photos, une relation intime s’établit entre la grand-mère et sa petite-fille, Marianne, née après la guerre. La ressemblance entre elle et sa grand-mère est répétée à deux reprises par son père : « La meilleure preuve que je suis bien le fils de ma mère, c’est toi. Mes cousines me l’ont dit. Elles m’ont dit : C’est incroyable comme Marianne ressemble à ta mère  » (MP, pp. 71-72 et 127-128). La ressemblance a pour premier effet de dissiper le doute sur la filiation du père soupçonné d’être « le produit d’amours adultérines » (MP, p. 71). La réactualisation d’un tel sujet de discorde peut paraître triviale dans le contexte de la post-Shoah, cependant l’anecdote restitue momentanément l’atmosphère familiale. Le second effet de la ressemblance est d’ordre identitaire pour la petite-fille dont la judéité est mise en question par son ascendance maternelle non juive. Elle assume sa judéité depuis son adolescence, consciente que sa seconde appartenance à la famille bretonne de sa mère ne l’empêche pas d’être considérée comme juive par les autres à l’âge adulte. Le troisième effet, le plus important, est relatif à la post-mémoire. Par sa ressemblance à son aïeule, la petite-fille prolonge la lignée et joue un rôle actif dans la continuité familiale que le nazisme n’a pas réussi à détruire totalement. Selon Hirsch, l’image montre (…) que le temps « ne peut pas être arrêté » [20], récusant l’opinion de Barthes sur le pouvoir de l’image photographique d’arrêter le temps. A travers la ressemblance entre la petite-fille née après la guerre et la grand-mère morte pendant la Shoah, la filiation est reconstituée grâce aux photos.
      A la page 43 de C’est maintenant du passé sont reproduites les photos d’identité du grand-père, Chaïm Rubinstein, et de sa petite-cousine Ryfka Gudanski, née Cukier, morts en déportation (fig. 4). Rubinstein rapporte sa conversation téléphonique avec Rosa Gudanski, belle-fille de Ryfka vivant à Bruxelles où un cousin du grand-père s’était installé avant la guerre. La photo d’identité de Ryfka Gudanski, est collée sur la carte d’identité estampillée des mots “Juif” et “Jood”, en français et en flamand. Comme pour l’ascendance maternelle, la ressemblance est frappante entre les deux cousins qui ont un « air de famille : même bouche fine, même nez fort et droit, même regard clair, même visage fier » (MP, p. 42). Le fils des Gudanski, décédé, a pu être sauvé pendant la guerre comme Serge Rubinstein. De même format, la photo de Chaïm Rubinstein, au-dessus de la carte d’identité de Ryfka Gudanski, relève du même phénomène que dans Maus d’Art Spiegelman [21] où l’insertion de la photo du père parmi les images de la Shoah remet en question l’identité du survivant. La carte d’identité de Ryfka Gudanski, est le passeport pour la mort de tous les Juifs. La photo du grand-père, superposée à celle de sa cousine plus qu’elle ne la surmonte, est interchangeable, emblématique du sort commun des Juifs assassinés dont les visages défilent potentiellement sur le document déniant leur existence, carte de non-identité commune des disparus.

 

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[15] M. Hirsch, « Images rescapées », art. cit., p. 10.
[16] M. Hirsch, Ibid., p. 20.
[17] Epstein ressent très fortement l’impact blessant des photos d’avant la Shoah : « Pendant des années, c’est resté là, dans la boîte en fer, enterrée si profondément en moi que je n’ai jamais su au juste ce que c’était. Je savais que je transportais des choses instables, inflammables, plus secrètes que celles du sexe et plus dangereuses que les spectres et les fantômes. Les spectres avaient une forme, un nom. Ce qu’il y avait dans ma boîte en fer n’en avait pas. Ce qui vivait là, à l’intérieur de moi, était si puissant que les mots s’effritaient avant d’arriver à le décrire » (Le Traumatisme en héritage, Op. cit., p. 29).
[18] Il s’agit de la reproduction partielle d’une photographie du jardin zen situé dans le Jardin botanique de Montréal prise par le photographe québécois Michel Corboz.
[19] Signalons que dans les deux œuvres du corpus, la post-mémoire familiale recoupe celle par affiliation, par les allusions à Hiroshima chez Rubinstein, et par la place faite à la famille chez Ringuet.
[20] M. Hirsch, « Images rescapées », art. cit.
[21] Maus d’Art Spiegelman est une bande dessinée réalisée dans les années 1972 et 1980, à New York, traitant des persécutions et de l’extermination des Juifs, où l’auteur, qui a hérité des souvenirs de ses parents, tente de reconstituer leur histoire.