La photographie,
rituel de la post-mémoire
- Simone Grossman
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Les photos de famille dissimulées participent du silence des survivants. Nadine Fresco rapporte à ce propos le témoignage de la fille d’une rescapée découvrant, au fond d’une armoire, des photos sur lesquelles elle reconnaît à sa ressemblance une sœur disparue, née en 1936 [1]. Helen Epstein raconte, dans Le Traumatisme en héritage, que « tout ce qui restait était les photographies pâlies que [son] père gardait dans une enveloppe jaune sous son bureau » [2]. Elle précise qu’il ne s’agissait pas des « clichés collés dans des albums que l’on montre à des étrangers [mais] des documents, des preuves de notre participation à une histoire si extrême que (…) je n’arrivais pas à l’appréhender » [3]. Marianne Rubinstein, dont la famille paternelle a été presque entièrement décimée, est confrontée au refus de son père d’ouvrir la boîte en fer bleu contenant quelques photos et documents de famille. Comme l’expose Marianne Hirsch, « ceux qui ont grandi dans la génération de la post-mémoire ont dû vivre avec ces rapports de visionnement rompus, empêchés » [4]. Définissant la post-mémoire comme la relation entre la deuxième génération et le traumatisme de celle d’avant, Hirsch considère que les images photographiques sont le « prisme au travers duquel il est donné d’étudier l’espace postmoderne de la mémoire culturelle, composée de résidus, de débris, d’objets à rassembler de diverses façons » [5]. En l’absence d’images, seule la souffrance est transmise à la deuxième génération subissant les effets d’événements non vécus par elle mais tellement marquants qu’elle les éprouve comme de véritables souvenirs [6]. Selon Hirsch, les photos, « vestiges fragmentaires » [7] du passé détruit, sont le medium de la post-mémoire, tant familiale que par affiliation.
La présente étude se préoccupe de la fonction des photos dans deux œuvres contemporaines sur la mémoire de la Shoah, C’est maintenant du passé (2009), récit de Marianne Rubinstein, et Le Sang des ruines (2010), recueil poétique de Chantal Ringuet. Rubinstein est consciente d’appartenir à la deuxième génération subissant « l’emprise » d’une histoire qu’elle n’a pas vécue « mais qui pèse sur sa vie » [8]. Mue par le pressentiment que « des traces (…) même infimes » de la famille disparue « devaient subsister çà et là » (MP, p. 29), elle entreprend des recherches qui lui font retrouver quelques rescapés et leurs descendants. Elle relate sa quête dans un récit intégrant les photos et les documents trouvés dans la « boîte aux souvenirs » (MP, p. 34) que son père a accepté d’ouvrir, surmontant sa réticence. Ringuet, essayiste et écrivaine québécoise, se sent liée à la culture juive, yiddish en particulier, par « un rapport intime, quasi sensuel » reposant « sur une mémoire qui traverse [sa] chair et peuple [son] imaginaire, à rebours du temps et de l’histoire, et surtout, à contre-sens de [sa] filiation » [9]. Elle recueille et traduit en français l’héritage du « Yiddishland », « monde englouti » [10] en Europe, part intégrante de la culture montréalaise dans la première moitié du XXe siècle. Dans les poèmes de Le Sang des ruines se fait entendre la voix d’un homme dont la femme et l’enfant ont disparu pendant la Shoah. Des photos de friches industrielles et de paysages du Canada, prises par l’artiste québécois Jean-François Lacombe, sont insérées dans le recueil. Dans les deux œuvres de notre corpus, la post-mémoire, familiale et par affiliation, vise les familles juives assassinées à travers les deux figures paternelles inversée, l’orphelin devenu père, possesseur de photos invisibles et le rescapé endeuillé pleurant sa femme et son enfant sans pouvoir contempler leurs photos.
Les photos, retombées de l’explosion
Lors d’une soirée organisée à Bruxelles à l’occasion de la parution de son premier livre sur l’histoire de sa famille, Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin, une femme fait part à Rubinstein de la frustration et de la douleur ressenties à la lecture des témoignages d’orphelins de la Shoah. Rubinstein est désormais à la recherche d’une expression apte à « appréhender quelque chose auquel les mots seuls ne donnent pas accès, de plus enfoui que le langage, d’inaccessible à la pensée » [11].
C’est maintenant du passé est inspiré de L’Empire des signes de Roland Barthes où des photos rapportées du Japon sont insérées à l’écrit. Barthes précise en exergue à l’ouvrage que les photos ne sont pas des illustrations, passage que Rubinstein cite intégralement :
Le texte ne “commente” pas les images. Les images n’“illustrent” pas le texte : chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; texte et images, dans leurs entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces signifiants (MP, p. 116).
Le satori désigne chez Barthes une « expérience de la conscience – ravissement, éblouissement, illumination » [12], visant à la connaissance émotionnelle d’une réalité étrangère à la culture européenne, le Japon visité en 1970. Pour Barthes, le satori opère à la manière d’un « séisme », étant une « secousse du sens, déchiré, exténué jusqu’à son vide » [13]. Rubinstein fait l’expérience du satori pour revivre le traumatisme à l’état pur. Retirée mentalement dans un « espace enneigé qui assourdit les bruits de l’extérieur » (MP, p. 22), elle ressent le choc, décrivant la Shoah comme un « événement traumatique (…) d’une telle violence – un Hiroshima du monde juif européen – qu’il conduisit à un écrasement des émotions : celles d’avant comme celles d’après » (MP, p. 59). Le satori restitue pour elle l’impact émotionnel de la Shoah. A l’exemple de Barthes « mis en situation d’écriture » [14] par les photos du Japon qui le confrontent à un jamais vu, au-delà de la connaissance, Rubinstein, face aux photos de famille, ressent le traumatisme comme une incitation à produire un écrit nouveau.
[1] « At home there were no photographs, as if no one had died, as if no one had ever lived. Parents explained nothing, children asked nothing. The forbidden memory of death manifested itself only in the form of incomprehensible attacks of pain » (N. Fresco, « Remembering the Unknown », International Journal/Review of Psycho-Analysis, 11, 1984, p. 417. consultée le 25 août 2018) : « A la maison, il n’y avait aucune photo, comme si personne n’était mort, comme si personne n’avait jamais vécu. Les parents n’expliquaient rien, les enfants ne demandaient rien. La mémoire interdite de la mort ne se manifestait que sous la forme d’incompréhensibles attaques de douleur » (Notre traduction).
[2] H. Epstein, Le Traumatisme en héritage, Paris, Gallimard, 2005, p. 32.
[3] Ibid.
[4] M. Hirsch, « Images rescapées : les photographies de l’Holocauste et le travail de post-mémoire » (au format pdf, consultée le 25 août 2018).
[5] M. Hirsch, Family Frames : Photography, Narrative, and Postmemory, Cambridge, Massachusetts and London, England, Harvard University Press, 1997, p. 13.
[6] M. Hirsch se reporte à l’étude de Rachel Yehuda à partir de l’observation de sur trente-huit enfants de survivants chez qui les marques épigénétiques manifestaient des profils d’hormones de stress qui les prédisposaient au stress post-traumatique et à d’autres troubles. Voir M. Hirsch, « Ce qui touche à la mémoire », Esprit, n°10, octobre 2017, pp. 42-61.
[7] M. Hirsch, The Generation of Postmemory, Writing and Visual Culture After the Holocaust, New York: Columbia University Press, 2012, p. 37. Les références à ce texte abrégé GP seront désormais données dans le corps de l’article, après les citations. Notre traduction de l’expression « fragmentary remnants ».
[8] Le terme « emprise » est employé dans le même sens par N. Fresco dans « La diaspora des cendres », dans Nouvelle Revue de Psychanalyse, numéro spécial sur « L’emprise ». « The first kind of emprise was that of silence. At home no one ever mentioned the war years. There was a deathly silence on the subject ».
[9] Ch. Ringuet, Voix yiddish de Montréal, Mœbius, n°139, Novembre. 2013, p. 16.
[10] Ibid.
[11] M. Rubinstein, C’est maintenant du passé, Paris, Verticales, 2009, p. 116. Désormais abrégé MP.
[12] Voir à ce sujet l’article de Jean-Pierre Martin, « Barthes et la "Vita Nova" », Poétique, vol. 156, n°4, 2008, pp. 495-508.
[13] Voir l’article de Sirkka Knuuttila, « L’effet de réel revisited : Barthes and the affective image », dans Sign Systems Studies 36.1, 2008, pp. 113-135.
[14] R. Barthes, L’Empire des signes, Op. cit., p. 11.