Le premier exemple se trouve dans la nouvelle La Maison du chat qui pelote de Balzac. Suivant le penchant de la littérature réaliste pour une ouverture de la narration sur le visuel à travers des « phrases-images » (des phrases qui, outrepassant la séparation entre écriture et arts plastiques, tentent de « peindre » avec leurs moyens linguistiques), la nouvelle commence par une description détaillée d’un des lieux de l’histoire racontée. La particularité de cette description (le bâtiment datant du XVIe siècle où habite Augustine, le personnage principal, avec sa famille) est que cette topographie ne se contente pas de solliciter chez le lecteur une image mentale. Le narrateur insinue que la picturalité de ses phrases n’est pas de son ressort mais qu’elle provient de la picturalité inhérente de l’espace dont il parle. Ses phrases descriptives prétendent révéler un tableau préexistant dans la matérialité de la ville et non pas simplement appliquer le principe ut pictora poesis [8].
L’extrait de Balzac prépare cette étrange suggestion selon laquelle le réel peut englober en lui-même ce qui manque au réel pour être une image, d’abord subrepticement : lors de la première présentation de la maison en question, l’hypotypose (partie intégrante d’un récit réaliste) fait penser à une ekphrasis. La description note uniquement les qualités qu’une toile ou une gravure pourrait réunir sur sa surface bidimensionnelle (même les espaces intérieurs mentionnés par le texte ne sont indiqués que dans la mesure où les fenêtres permettent l’intrusion d’un regard fixe). En ne retraçant que ce qu’un observateur immobile (positionné en face de l’immeuble) perçoit, la description présente son objet comme s’il était indissociable de ce point de vue particulier. Le bâtiment est ainsi réduit exactement à ce type de visibilité qui caractérise la représentation picturale (dans un dessin ou dans un tableau, le point de vue est forcément partie intégrante de l’objet lui-même). Certes, la réduction de l’aspect du bâtiment à ce qu’un unique point de vue dévoile peut être la conséquence de la situation spatiale (l’étroitesse de la rue) et du comportement du personnage (il s’arrête afin de regarder attentivement [9]). Mais quelques pages après, lors d’une deuxième référence à l’immeuble, le texte établit deux fois explicitement l’ambiguïté : d’après le narrateur, la scène observée a « l’aspect d’un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde » [10] ; la personnage, écrit-il, ressent un « enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le tableau naturel qu’il contemplait » [11].
Bien sûr, dans ces citations, le terme « tableau » peut être pris comme une simple métonymie, comme le résultat d’un glissement sémantique : le terme désignant la représentation picturale devient celui qui désigne le sujet d’une telle représentation. Cet emploi est assez courant ; le Petit Robert englobe parmi les emplois du mot « tableau » celui de désigner « une scène réelle qui évoque une représentation picturale » (Petit Robert, article « tableau » [12]). Mais l’utilisation du terme « tableau » dans le propos tiré du Chat qui pelote affecte plus profondément le rapport entre le réel et l’image que le ferait une simple utilisation métonymique. L’attribution d’un caractère d’image à cette scène pourtant réelle n’exprime pas uniquement l’exploitabilité de celle-ci dans le contexte de la création d’une représentation picturale. Elle connote un rapport particulier au visuel : dans la scène décrite par Balzac, l’œil dévoilant le réel comme image charge celui-ci des caractères esthétiques et sémantiques dépassant sa matérialité.
Pour éclairer cela, il convient de préciser notre propos concernant la dualité caractéristique d’un tableau, entre objet physiquement présent et objet n’apparaissant que dans l’imaginaire. Sur le plan phénoménologique, un tableau englobe, en effet, non seulement deux, mais trois strates. Le tableau Bethsabée dans le bain de Rembrandt, par exemple, se compose d’une « chose image » (la toile avec ses pigments), d’un « objet-image » (la réalité imaginaire émergeant de l’image physique : une femme dans un bain) et un « sujet-image » (le contenu figuré par la représentation : le personnage mythique de Bethsabée [13]). Il est évident que le « tableau naturel » identifié par Balzac dans l’espace urbain est défaillant sur ce plan : il n’y a nulle part une chose invitant à la considérer comme support matériel et dont l’aspect physique est dissocié de ce qu’elle fait voir. L’impression d’avoir affaire à un tableau doit donc se jouer dans les deux autres strates qui caractérisent l’ontologie du tableau. Et en effet, quelque chose de comparable à « un objet-image » et à « un sujet-image » se forme effectivement dans la conscience de l’observateur.
Les traits de la scène observée introduisant la ressemblance avec ce genre de visibilité que fait émerger un tableau (donc avec un « objet image ») sont bien mis en avant. La scène, telle qu’elle est vue par l’œil du personnage de la nouvelle, va au-delà de ce que dégage une simple présence et prend l’apparence d’une composition picturale : « Une lampe astrale y répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l’école hollandaise. Le linge blanc, l’argenterie, les cristaux formaient de brillants accessoires qu’embellissaient encore de vives oppositions entre l’ombre et la lumière » [14]. L’observateur ne voit pas le visible dans son « état naturel », mais selon un mode esthétique. Comme sur une toile où la sensibilité artistique du peintre a contrôlé l’aspect de son « objet-image », les lumières distribuent délicatement de « vives oppositions » et les personnes, comme le note le narrateur ensuite, « composent un groupe » [15].
Préparé par cette perception transposant le réel en une configuration picturale, l’observateur passe facilement à la deuxième étape et laisse aboutir sa contemplation en une intuition d’un « sujet-image » : Il reconnait en Augustine (qui est au milieu de la scène) la figuration d’un « ange exilé » : « De l’enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le tableau naturel qu’il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale (…). L’artiste la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel » [16].
L’observateur, tel que Balzac le met en scène, perçoit donc la scène réelle comme un « tableau naturel » premièrement parce que l’aspect de la scène s’assimile à la composition d’une peinture (de l’école hollandaise), et deuxièmement, parce qu’il attribue à ce qu’il voit le rôle de figurer un « sujet-image ». Un terme emprunté à la phénoménologie d’Husserl permet de résumer ce processus menant à l’interprétation du réel comme image : l’observateur effectue une « phantasia perceptive ». Avec ce terme, Husserl a conceptualisé le fait (à première vue contradictoire) que l’on peut avoir « la présence impressionnelle » de l’objet et toutefois « déraciner » cet objet de son environnement et le « transporter dans un monde-de-phantasia » [17]. Dans son assimilation d’une chose présente à une chose représentée, Balzac se lance dans l’imbroglio de cette perception qui s’envole dans une réalité imaginaire en s’attachant en même temps aux impressions sensibles.
[8] La place importante que le roman du XIXe siècle accorde au visuel a rapidement rendu obsolète la distinction entre la peinture et la narration telle que Lessing l’a développé dans son article « Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie » (voir D. Schneller, « Ecrire la peinture : la doctrine de l’Ut pictura poesis dans la littérature française de la première moitié du XXe siècle », Revue d’études françaises, n°12, 2007, pp. 133-144).
[9] Dans un autre texte de Balzac, l’assimilation d’une scène réelle à une image est explicitement associée à la coïncidence d’une situation spatiale particulière et d’un comportement : une femme parait « comme une image » car sa position à l’intérieur d’une calèche, l’exposant inévitablement au regard de l’homme assis en face d’elle, la fige, comme sous l’effet du regard de Méduse, effectivement dans le rôle d’une image : « Aussi, très heureux de pouvoir satisfaire l’avidité de sa passion naissante, sans que l’inconnue évitât son regard ou s’offensât de sa persistance, le jeune officier se plut-il à étudier les lignes pures et brillantes qui dessinaient les contours de ce visage. Ce fut pour lui comme un tableau » (H. de Balzac, Les Chouans, La Comédie humaine, t. VIII, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 1000).
[10] H. de Balzac, La Maison du chat qui pelote. La comédie humaine, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 52.
[11] Ibid. p. 53.
[12] A cet égard, l’histoire du terme « pittoresque » est intéressante ; le sens de ce mot est passé d’une expression désignant la manière de peindre à une expression signifiante « qui est digne d’être peint » (Petit Robert, article « pittoresque »).
[13] Husserl a élaboré une description phénoménologique de la conscience image à partir de ces trois concepts (« Bildding », « Bildobjekt », « Bildsubjekt », voir A. Dufourcq, La Dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Hussserl,, Op. cit., p. 51).
[14] H. de Balzac, La Maison du chat qui pelote, p. 52.
[15] Ibid. p. 53.
[16] Ibid. Littéralement, Balzac ne parle pas de l’identification d’Augustine avec la figuration d’un « ange exilé ; il énonce seulement une comparaison ; le caractère « involontaire » de cette comparaison suggère toutefois que l’observateur voit effectivement un ange déchu à travers elle.
[17] E. Husserl, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung, Op. cit., p. 159. Le terme « désigne les imaginations immédiates lors de l’appréhension d’un matériau de sensations » ; une phantasia perceptive a par exemple lieu lorsque, au théâtre, un perçoit un acteur et voit toutefois Hamlet (A. Dufourcq, La Dimension imaginaire du réel dans la philosphie de Husserl, Op. cit., pp. 72 et 75).