Fritz Haber de David Vandermeulen :
images mémorielles

- Philippe Maupeu
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Fig. 3. D. Vandermeulen,
Les Héros, 2007

Fig. 4. D. Vandermeulen, L’Esprit
du temps
, 2005

      Mené selon un régime d’« empathie sévèrement contrôlée », comme l’écrit Hubert Roland [29], le récit historique ménage des ruptures dramatiques où l’irruption du pathos est d’autant plus saisissante qu’elle est rare. Ainsi du suicide de l’épouse de Fritz (tome III, ch. XIII, pp. 117-125) découvert par leur fils Hermann, ou de la mort accidentelle de son collaborateur Otto Sackur, où l’auteur renoue en une scène violemment pathétique de douleur muette avec l’iconographie sacrée de la pietà (tome II, ch. IX, p. 146). Arrêtons-nous sur deux séquences, représentatives de l’art dramaturgique de Vandermeulen.
      Tome II, ch. VII, pp. 89-92. Avril 1913, fin de journée, réception chez les Haber. Les amis et les savants qui comptent sont réunis autour de Fritz : son associé à la BASF Carl Bosch, le directeur de la firme August Bernthsen, Walter Rathenau, Albert Einstein, et Otto Sackur l’ami fidèle du couple. Einstein s’est éclipsé dans la bibliothèque, consterné par cet « esprit berlinois sans culture ! » (p. 82).  Clara a quitté la table du dîner. Otto la retrouve à la cuisine, en pleurs (p. 90). Dans la planche suivante (p. 91, fig. 3), elle est assise tête baissée devant la fenêtre de la cuisine : « Non, je préfère rester ici, je dois m’occuper de la réception. Et puis je n’ai aucune envie de rencontrer Abegg… ». Richard Abegg était son professeur de chimie à Breslau : Clara a dû sacrifier sa carrière prometteuse de chimiste au profit de celle de son mari, et l’on comprend qu’elle n’ose se présenter devant celui qui a cru en elle. Mais Abegg est mort, et Clara le sait : « Ne vous rappelez-vous pas être allée à ses obsèques ? Nous y sommes d’ailleurs allés ensemble ». Otto réveille la mémoire de Clara : Abegg est décédé dans un accident de ballon trois ans plus tôt, en 1910 (page suivante, p. 92). Dans le bandeau supérieur de la planche (p. 92), Vandermeulen rejoue le motif pictural séculaire de la femme à la fenêtre – que l’on pense aux Flamands, de Robert Campin à Vermeer, ou encore à Bonnard ou Balthus – qui dessine les contours d’une intériorité ; mais ici le rideau déchiré de lumière dit la déflagration de l’âme de Clara, annonciatrice de son suicide. Les effets de la javel qui ronge le brun et éblouit la scène, et jusqu’au sous-titre blanc flottant en surface, tout confère à l’image, dans son tremblement même, une puissance auratique et spectrale. Sur la page suivante, l’enveloppe ronde du ballon évoqué par Otto rime plastiquement avec l’œil de Clara sur la planche précédente, comme une pupille à la noirceur insondable.
      Tome I, chapitre II, p. 43. 1891, université de Leipzig (fig. 4). Fritz Haber a déposé sa candidature, sa demande est portée dans la salle des professeurs devant une commission présidée par le recteur de l’institut de Physique et chimie, le professeur Wilhelm Ostwald. La planche est composée de trois vignettes. La commission de savants siège devant un grand tableau d’histoire, académique, dont le sujet, avec son cérémonial pompeux, redouble l’appareil institutionnel de la salle, que l’on devine écrasant. Les appréciations formulées sur le candidat Haber ont été jusque-là parfaitement élogieuses : « ses travaux sur l’indigo sont prodigieux », « c’est un excellent orateur, son exposé était passionnant ! » (p. 42). Ostwald est à ce moment bien prévenu en faveur du candidat : « Monsieur Dexner, auriez-vous l’amabilité de nous dicter les références de cet élève s’il vous plaît ? » (fig. 4, C1).  L’image s’oriente ici le long d’une forte oblique ascendante vers la droite du cadre, suivant le montant inférieur du tableau et l’alignement des membres de la commission autour de la table. Le point de fuite, hors champ, pointe vers la figure (invisible pour nous) de M. Dexner, vers lesquels tous les yeux sont tournés. L’effet de décentrement déplace la disposition frontale de la page précédente (p. 42, C2 et C3) : s’ouvre ici dans l’image un espace qui est espace discursif de la concertation, de l’évaluation collective et de l’examen collégial, au cœur d’une institution prête à accueillir en son sein un nouveau membre. Mais dès la case suivante (fig. 4, C2), alors que l’œil court-circuitant l’ordre syntaxique du récit a déjà anticipé sur le regard couperet d’Ostwald, s’opère au contraire un mouvement de clôture sur un détail du tableau représentant deux hommes en tenue d’apparat, ventriloques de la voix hors champ de M. Dexner, incarnant dans leur costume empesé le poids et la rigidité de l’institution. « Elève Haber, né à Breslau, en 1868, prénommé Fritz Jacob… » : le nom propre s’avère en réalité la seule référence qui vaille, marquant l’assignation rédhibitoire du savant à la race juive, autrement dit sa condamnation. Ce n’est pas tant l’institution en tant que telle qui est en cause ici, que sa perméabilité à un antisémitisme diffus qui l’emporte sur tout critère de validation scientifique et qui ruine de fait sa légitimité [30]. La planche se clôt (selon l’enchaînement séquentiel des images) sur le portrait en gros plan d’Ostwald, la bouche fermée, le regard implacable du juge qui condamne silencieusement, regard qui semble prendre le lecteur à témoin.  Le plan ne s’articule pas aux vues précédentes. Effet dramaturgique de montage : le faux raccord déconstruit l’ordre et la disposition du rituel académique. La montée brutale de haine antisémite a fait taire le savant, il n’y a plus de rituel ni d’apparat académique qui tienne : nul besoin de prononcer la sentence, la cause est en l’instant entendue de tous… sauf de Haber lui-même, qui apprendra par la suite ce refus sans se faire aucune illusion sur ses raisons (p. 47). Haber ne croisera jamais le regard d’Ostwald ; sa confrontation héroïque avec l’antisémitisme se résumera à un duel anachronique à l’épée trois ans plus tôt à Heidelberg, son seul fait de gloire auprès de Clara et du jeune Otto [31]. Fritz ne sera jamais Siegfried, le héros capable d’affronter le regard du monstre.

 

Siegfried et les Nibelungen de Fritz Lang

 

      Vandemeulen a enchâssé dans la trame biographique de Fritz Haber plusieurs séquences tirées de la première partie des Nibelungen de Fritz Lang (1924), « La mort de Siegfried », coécrit avec Thea von Harbou à partir du cycle des légendes germaniques et coproduit par la UFA. Les photogrammes sont retravaillés selon la même technique adoptée pour le récit-cadre, mais dans une encre bleu outremer très instable qui, par sa mauvaise qualité, a sous l’action de la javel « cette capacité de passer par toute une gamme d’ocres orangés avant de disparaître » [32] ; ce qui donne à ces séquences au sein du roman leur couleur propre, chaude, avec des nuances de gris-bleu, propre à servir l’imaginaire tellurique du mythe. Les cartons ne sont pas reproduits. La présence des Nibelungen dans Fritz Haber est irrégulière : plus importante dans le premier tome avec quatre séquences, contre deux séquences dans le tome III et une seule seulement dans les volumes II et IV [33]. Au total huit séquences enchâssées où l’Histoire se confronte au mythe de la germanité telle que l’Allemagne se le raconte dans les années 1910-1920 [34]. Siegfried [35] apparaît comme l’incarnation du génie germanique auquel Fritz Jacob Haber, admirateur des Héros de Thomas Carlyle et fils de Siegfried Haber, n’a de cesse de vouloir s’identifier.

 

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[29] Art. cit.
[30] Notons que les recherches d’Ostwald sur la production d’engrais synthétiques pour le compte de la BASF seront un échec dont Haber saura tirer parti, tome II, ch. VII, p. 29.
[31] Pp. 56-58.
[32] Entretien personnel avec l’auteur, 28 août 2014.
[33] I, Prologue (photogrammes du chant II des Nibelungen) ; tome I, ch. II, pp. 44-46 (Siegfried et le dragon Fafner, chant I des Nibelungen) ; tome I, ch. IV, pp. 119-122 (la mort de Siegfried, chant VI) ; tome I, ch. V, pp. 154-156 (Siegfried découvrant le trésor des Nibelungen, chant II) ; tome II, ch. VII, pp. 53-59 (Siegfried à Worms reçu par le roi des Burgondes Gunther, chant II) ; tome III, ch. X, pp. 35-48 (Siegfried dans la forge de Mime, chant I) ; tome III, ch. XIII, pp. 141-147 (Siegfried usurpant l’identité de Gunther auprès de Brünhild, chant IV) ; tome IV, ch. XV, pp. 50-56 (le pacte de Siegfried et Alberich, roi des Nibelungen, chant II).
[34] Les Nibelungen de Lang s’ouvraient sur un carton de dédicace « Au peuple allemand ».
[35] Siegfried, d’après le prêtre de la Michaelkirche d’Iéna où Haber se convertit, serait décrit par Daniel comme descendant de Michel, « l’archange protecteur et défenseur du peuple juif », « patron des alchimistes » (tome I, ch. II, p. 61, peut-être d’après Dn : 12, 1)…