Fritz Haber de David Vandermeulen :
images mémorielles [1]
- Philippe Maupeu
_______________________________
Avec ses quelque six cents pages, ses quatre tomes publiés depuis 2005, la série graphique (en cours) consacrée par David Vandermeulen au prix de Nobel de chimie 1919, Jacob Fritz Haber, et à travers lui à l’implication des savants et industriels juifs allemands dans le processus de guerre, frappe tout autant par l’ambition du projet (donner à sentir « l’esprit du temps » qui était celui de l’Allemagne des années 1900-1930), l’exigence historienne qui le gouverne (dans son traitement scrupuleux et critique des sources, textes comme images), et le dispositif formel singulier choisi par son auteur. Vandermeulen se fraie au sein du genre à succès de la BD historienne un chemin personnel, qui bouleverse le rapport que le medium a longtemps entretenu avec la question lancinante de l’anachronisme :
Entre ces deux pôles, depuis les années soixante-dix, certains auteurs comme Tardi (Adèle Blanc-sec), David B. (Par les chemins noirs) ou Blutch (Péplum) ont su allier une écriture graphique forte et une vraie vision de l’Histoire ou de ses représentations, sans jouer la reconstitution historique contre la fiction. La voie suivie par Vandermeulen est singulière. En s’efforçant de restituer les tensions et contradictions qui travaillent la société allemande et ses principaux acteurs scientifiques et industriels (Fritz Haber, le philosophe et industriel Walter Rathenau, Albert Einstein) au seuil de la Grande Guerre et pendant le conflit, l’auteur dépasse la simple vulgarisation historienne pour toucher ce que l’historien rencontre lorsqu’il se frotte à la complexité de son sujet : la structure même du récit historique, sa mise en intrigue, son emplotment, selon le terme d’Hayden White [2], manifeste nécessairement une prise de position par rapport à l’Histoire. Vandermeulen élabore ce point de vue en confrontant la chronique « objective » des faits historiques au récit mythique de la grandeur germanique tel que l’Allemagne se le raconte dans les années d’avant-guerre. Les quelques pages qui suivent visent à éclairer les choix formels qui président à la réalisation de Fritz Haber, et leurs implications esthétiques, épistémologiques, voire politiques.
Le récit s’est construit autour de la figure de Fritz Jacob Haber, savant chimiste juif allemand, farouchement nationaliste, engagé passionnément dans l’effort de guerre de son pays mais en bute à l’antisémitisme de son temps et renvoyé sans cesse à sa judéité. Un homme tragiquement pris dans les assignations contradictoires au peuple et à la race, selon les termes d’Hermann Haber s’adressant à son neveu [3] : « Nous sommes de race juive, mais notre peuple c’est le peuple allemand ». L’énoncé vaut comme formule ou adynaton du destin de Fritz Haber et des juifs allemands, dont Vandermeleun déroule dans son roman l’implacable et cruelle logique. Car nul juif ne pourrait se prévaloir comme le fait Hermann d’une appartenance au peuple allemand (elle lui est refusée) pour en appeler à dépasser l’assignation à la race (elle lui est imposée). Enoncé impossible et intenable donc, sinon sur le mode d’une illusion partagée, ici par l’oncle avec son neveu ; et l’on verra plus loin l’importance que jouera dans le roman la mythologie des Nibelungen auprès de ceux qui y adhèrent sans en être les destinataires.
Mais Fritz Haber n’a rien d’une victime sacrificielle. Personnage peu scrupuleux, d’un pragmatisme déshumanisé, d’une impassibilité glaçante lorsque son épouse Clara Immerwahr se suicide [4], Haber cristallise les ambivalences de la science allemande dans les années 1900-1930 puisqu’il doit à son prix Nobel de chimie en 1919, récompensant ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac et leurs applications dans les engrais chimiques, d’échapper aux poursuites dont il allait faire l’objet après la guerre en tant qu’inventeur de l’ypérite, ou gaz moutarde. Au cœur de Fritz Haber, il y a donc la question identitaire à la fois d’un savant juif allemand, mais aussi de tout un pays dont le malheur, pour lui-même et pour l’Europe, est de résoudre ses conflits entre aspirations contraires – suprématie par la guerre vs progrès de la science – dans la convergence euphorique d’intérêts jusque-là distincts ou divergents : intérêts des politiques, des militaires, des industriels, des savants se rejoignent alors dans une configuration véritablement faustienne – les années 1910-1920 étant d’ailleurs un moment en Allemagne de réactivation du mythe de Faust [5].
Portrait d’un homme, d’une époque, et de la guerre de 14-18 mais vue avec d’autres lunettes que celles d’un Tardi ou d’un David B. Fritz Haber opère une triple rupture avec la tradition franco-belge de la représentation de la guerre : par un décentrement du champ de bataille vers les coulisses du conflit – laboratoire, cabinets ministériels, salons où les industriels négocient leur participation à la guerre ; par le renoncement de fait à un dispositif de visibilité conditionné par le dispositif stratégique militaire de la tranchée – on le voit chez Tardi mais encore chez Maël et Kris (Notre mère la guerre), le champ de vision coïncide peu ou prou avec les parois de la tranchée et l’image est dramatiquement tendue par la force de sollicitation du hors-champ (d’où vient l’obus ou la balle perdue) ; par une technique picturale, l’aquarelle de préférence au trait graphique. Cet ensemble de décisions formelles, qui participent du dispositif (scéno-)graphique de Fritz Haber, est à interpréter dans les termes de ce que l’auteur dit lui-même de son projet imaginé comme « un roman-photo tiré d’un film mythique de la UFA, le fameux groupe cinématographique allemand actif entre 1917 et 1945 » [6]. Prenons l’auteur au mot, et détaillons.
[1] Expression de l’auteur, entretien personnel par mail, 28 août 2014.
[2] Voir l’article de H. Roland, « Ecriture et narration de l’histoire dans le projet Fritz Haber de David Vandermeulen », Textyles, 36-37, 2010, pp. 157-169. Sur la configuration narrative du récit historique voir également P. Ricœur, Temps et récit, tome 1, L’intrigue et le récit historique, Seuil, « Points-Essais », 1983.
[3] Tome I, L’Esprit du temps, ch. I, p. 28.
[4] Tome III, Un vautour, c’est déjà presque un aigle…, ch. XIII, pp. 117-126.
[5] Le Faust de Murnau, produit par la UFA, date de 1926 ; David Vandermeulen a signé une adaptation du texte de Goethe avec Ambre aux Editions 6 pieds sous terre.
[6] M. Alotton, « Interview de David Vandermeulen », Actu SF, octobre 2008.