
Fritz Haber de David Vandermeulen : 
    images mémorielles
    - Philippe Maupeu
    _______________________________
Visible / invisible : « un vieux roman-photo tiré d’un film mythique de la UFA »
      Tome IV, Des Choses à venir.  Berlin, 25 mai 1917, ministère de la guerre. Le colonel von Wrisberg réunit  autour de lui des membres de la société civile, dont Walter Rathenau, alors en  charge des matières premières, directeur de la puissante Allgemeine  Elektrizitätsgessellschaft (AEG, Compagnie Générale d’Electricité), en vérité  le principal protagoniste du récit (pendant tout ce volume, Fritz Haber n’est  évoqué qu’incidemment). Sont également présents d’éminents industriels et  banquiers. Le sujet de la réunion porte sur la baisse de popularité du Kaiser  Wilhelm dans son pays, sur l’insuffisance supposée de l’effort  « psychologique » pour expliquer auprès de la nation la politique  menée, et sur les moyens de parfaire la propagande. L’ennemi (la France) est  alors cité en exemple par un des intervenants civils à propos de l’ouvrage de  Gustave le Bon, Psychologie des Foules (1ère éd. 1895), traduit en allemand par le Dr Eisler en 1908, et  dont Freud fera plus tard le point de départ de son article « Psychologie  des foules et analyse du moi » (« Massenpsychologie und  Ich-Analyse », 1921). Le Bon, d’après le chef de cabinet Theodor Lewald,  « explique que les images ont une influence énorme sur les foules »  (p. 127). La France, continue Walter Rathenau, a su faire du cinématographe une  véritable industrie dont les sociétés Pathé et Gaulmont sont les fleurons, et  l’« interventionnisme » américain a été soutenu auprès de l’opinion  par « quelques films bien sentis » (p. 132). L’Allemagne est  indéniablement en retard, et c’est sur le développement du cinématographe  qu’elle doit investir et porter ses efforts. Mais alors qu’un consensus se fait  autour de l’importance stratégique de la propagande cinématographique, Walter  Rathenau affirme sans détours qu’il s’agit d’une affaire trop sérieuse pour  être confiée aux autorités militaires, et qu’il faut impérativement éviter les  effets pernicieux d’une « propagande trop frontale » [7]. Refus catégorique de Von Wrisberg, furieux : « Il est hors  de question que l’O.H.L. (i.e le Haut Etat-major) se dessaisisse de cette  question pour la laisser à la juiverie ou aux saltimbanques » ; la  réplique de Rathenau est cinglante : « Vous risquerez alors de faire  apparaître au sein de l’opinion publique que toutes vos histoires ne sont en  réalité que manœuvres et constructions. Et l’effet escompté de se renverser  contre vous » (p. 134). Rathenau se voit intimé l’ordre de sortir.
        Cette scène, si on la situe dans la chronologie de l’époque, a lieu  après la création quelques mois plus tôt de l’« Office de la photographie  et du cinéma », et elle s’inscrit dans la naissance de l’Universum-Film AG  (UFA), « Centrale de production et de diffusion des cinémas  allemands » qui produira les chefs d’œuvres de Murnau ou Lang dans les  années 1920 et 1930 [8]. C’est le seul moment de la série, dans l’état actuel de sa  publication, où Vandermeulen s’interroge explicitement par la voix de ses  personnages sur l’usage des images. L’épisode prend un relief particulier dans  l’économie du roman lorsqu’on le confronte à ce que l’auteur raconte lui-même  de la naissance du projet Fritz  Haber : une révélation,  comme il le raconte non sans humour, où s’impose en vingt minutes à lui  l’évidence de tout le dispositif formel qui gouvernera le récit (lavis de  sépia, cartons d’intertitres, sous-titres luminescents) [9], à la manière d’un roman-photo « tiré d’un vieux film mythique de  la UFA », idée que lui aurait inspirée un « vieux  roman-photo d’époque, tiré du Jeanne  d’Arc de Flemming », « découvert » (dans quelque cabinet de  docteur Caligari ?) peu de temps auparavant [10]. Le film de Flemming date de 1948 ; le « vieux roman-photo  d’époque » lui est certainement de peu postérieur ; l’histoire  relatée dans Fritz Haber couvre  (jusqu’à présent, et compte non tenu du prologue) une période allant de 1888 (tome I) à décembre 1917 (tome IV) ; le projet lui-même, né à la fin des  années 1990, a commencé à paraître en 2005 et n’est pas encore achevé  aujourd’hui, en 2015. David Vandermeulen travaille ainsi sur un anachronisme  complexe, à plusieurs strates, et le « vieux roman-photo d’époque »  articule l’authenticité du livre déniché dans une brocante à la facticité d’un  sous-genre de fiction populaire. Ainsi, le scénario (dont on ne suspectera pas  la sincérité) de la naissance de Fritz  Haber dit combien l’entreprise de restitution de l’Histoire œuvre chez  Vandermeulen dans toute l’épaisseur de l’anachronisme, dans la résistance de  l’image au temps qui l’altère, et dans l’écart de l’actualité d’époque à sa  représentation fictionnelle (film, roman-photo). Fritz Haber se donne non seulement comme un vieux film mythique et  perdu de la UFA (et non comme le film moderne d’une époque révolue), mais comme  le dérivé romancé, le roman-photo de celui-ci. De l’Histoire au film, du film  au roman, tout se transforme et se reconfigure, tout est représentation de  représentation. Et la force d’une œuvre comme Fritz Haber consiste précisément à rejeter l’imposture d’une  représentation « objective » ou « fidèle » branchée en  direct sur l’Histoire (l’imposture de la Liste  de Schindler ou de la série documentaire Apocalypse) et à donner à lire le roman ou l’épopée par laquelle une  société se raconte, se rêve et s’aveugle.
        Que signifie, formellement, la caractérisation de Fritz Haber comme roman-photo d’un film perdu, et quelle conception  de la temporalité de l’image cela implique-t-il ? L’usage de la sépia est  certainement ce qui fait le plus directement et conventionnellement signe vers  les premières années du XXe siècle, habituellement associées au cinéma et à la  photographie monochromes (bien que l’autochrome des frères Lumière date de  1903). Mais le dispositif plastique et narratif repose sur d’autres choix  formels associés : les sous-titres « luminescents » en  incrustation dans le champ de chaque image, réservés aux dialogues,  parfois difficilement lisibles lorsqu’ils apparaissent sur fonds clairs ;  les cadres noirs aux quatre coins ornés en insert, sur le modèle des cartons du  cinéma muet. Ces cartons, comme dans le cinéma muet, peuvent être tout aussi  bien un lieu d’intervention du narrateur (qui informe le lecteur des noms des  protagonistes et des circonstances de leur rencontre) que celui de la relance  ou de l’amorce du dialogue. En conjuguant ces trois paramètres (sépia,  sous-titres, cartons), Vandermeulen crée un effet trompeur de synchronie entre  le temps relaté et le dispositif formel adopté, qui pointe vers le cinéma des  années 1910-20 mais pour mieux s’en démarquer [11] : la forme qui en résulte, au lieu de mimer servilement le medium  de l’époque, est un mixte uchronique où coexistent deux modalités d’énonciation  verbale (cartons et sous-titres) qui, on le sait, correspondent en réalité à  deux phases successives dans l’histoire du cinéma. D’ailleurs, les plans  adoptés par le dessinateur ne relèvent pas d’une esthétique du cinéma muet, ni  des contraintes techniques qui étaient les siennes ; que l’on relise par exemple  la longue promenade de Von Bülow et Walter Rathenau dans Lucerne (tome IV, ch.  XV, pp. 20-49) : la fluidité de la mise en scène (l’œil tourne autour des  personnages) n’a rien à voir avec les épisodes enchâssés du Siegfried de Fritz Lang dont les plans,  dérivés des photogrammes du film, se distinguent au contraire par une  frontalité monumentale qui en fait le véhicule privilégié de l’épique et du  sacré. S’il y a coprésence de sous-titres lumineux et de cartons  hétérochroniques, c’est donc semble-t-il pour affirmer un modèle  pseudo-cinématographique de captation du regard : on se plonge dans Fritz Haber comme dans l’espace clos de  la salle obscure, comme si la lumière sourdait de l’écran même de la page.
[7] Pendant  la Seconde Guerre mondiale, la production cinématographique allemande produira  tout aussi bien des films « frontalement » propagandistes comme Stukas ou le tristement célèbre Juif Süss, mais également des mélodrames  pervers, tel Ich klage an (littéralement, « J’accuse », mais traduit en français par  « Suis-je un assassin ? », sans doute pour éviter la confusion avec  Zola et l’affaire Dreyfus), histoire d’une jeune femme malade demandant par  amour à son amant qu’il mette fin à ses jours, dans un contexte politique  d’eugénisme étatique et d’extermination des handicapés.
      [8] Voir J.-J.  Becker et G. Krumeich, La Grande Guerre,  une histoire franco-allemande, Texto, 2012, p. 92.
      [9] « Quand je me suis décidé  à faire Fritz Haber en bande dessinée – c’est difficile à croire tellement  c’est une image bateau, mais c’est l’exacte vérité – je me suis mis devant une  page blanche et je me suis dit : « bon, et maintenant, comment raconter cette histoire  ? ». Et tout, en moins de vingt minutes s’est agencé dans mon esprit, c’est  tout juste si un rayon de lumière divine ne m’arrosait pas à cet instant  ! », J. Dubos, « Entretien avec David Vandermeulen », BDzoom.com, 24 octobre 2008.
      [10] « Cette  idée m’était venue car j’avais découvert quelques temps auparavant un livre  très étrange, un roman photo tiré du Jeanne  D’Arc de Flemming », M. Alotton, « Interview de David Vandermeulen », Actu SF, octobre 2008. 
      [11] Même effet  de congruence formelle entre forme et contenu dans Joss Fritz (série en trois tomes avec Ambre, sur la révolte  anabaptiste au temps de Luther), avec une disposition typographique qui mime la  mise en page des années 1550 environ (lettrines avec grotesques, bois gravés,  titres en diminuendo, culs de lampes,  paragraphes en sablier, etc.).
