Cubisme et poésie – « L’esprit cubiste »
et les livres illustrés dans les années 1910

- Matsui Hiromi
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Fig. 8. G. Braque, Nord-Sud, 1918

Fig. 9. P. Reverdy, « Regard », 1918

Les illustrations de Braque pour Les Ardoises de toit de Reverdy

 

      En 1917, moment à partir duquel les poètes eux-mêmes cherchent à construire dans leurs ouvrages une relation étroite entre l’image et le texte (tab. 2 ), Max Jacob publie Le Cornet à dés, qualifié aujourd’hui de poème cubiste, avec une eau-forte de Picasso qui représente un arlequin dans le style du cubisme synthétique. Dermée publie également un poème intitulé Spirales avec deux eaux-fortes d’Henri Laurens. Ces projets éditoriaux, qui incluent dans leur mise en page des eaux-fortes d’un style anti-anecdotique et anti-décoratif, sont clairement inspirés par ceux de Kahnweiler.
      Le projet le plus intéressant pour nous est la tentative menée par Pierre Reverdy pour lier la poésie de son temps et l’essor cubiste à travers ses écrits théoriques et ses projets de livres illustrés. Théoricien du cubisme, Reverdy lie la démarche poétique contemporaine à celle de la peinture cubiste dans plusieurs articles, « Sur le cubisme » publié en 1917 dans le premier numéro de Nord-Sud, et « Cubisme, poésie plastique » publié en 1919 dans L’Art [34]. Cette démarche s’incarne également dans son choix de juxtaposer des illustrations de Braque, de Léger et de Gris à ses œuvres poétiques dans la revue Nord-Sud, ou dans ses livres. Deux de ses livres illustrés ont été publiés dans les années 1910, Les Ardoises de toit en 1918 illustré par Braque, et La Guitare endormie en 1919 illustré par Gris.
      La première œuvre contient deux planches. La première apparaît en couverture, et représente une table sur laquelle sont posés un exemplaire de la revue Nord-Sud, dirigée par Reverdy entre 1917 et 1918, et une lampe (fig. 8). La deuxième planche apparaît à la fin de l’ouvrage et représente un dé dont on voit trois faces, avec les nombres 1, 2 et 4 (fig. 9). C’est un dé « ouvert », dont chaque côté semble se détacher des autres, révélant ce qui se cache à l’intérieur. L’idée de représenter un volume sans expression de masse, en montrant sa structure intérieure, correspond exactement au style du cubisme analytique développé par Picasso et Braque après 1910. Comme l’indique la note de Braque publiée dans Nord-Sud en 1917, « Les sens déforment, l’esprit forme » [35]. Le dé « ouvert » de Braque remet en cause la conception même de l’objet cubique, en déformant sa forme massive, afin d’obliger les lecteurs de l’ouvrage à reconstruire la forme cubique du dé dans leur esprit.
      Bien que ces deux illustrations ne suivent nullement le texte, elles renvoient à Reverdy lui-même par la présence de Nord-Sud dans la première planche et du dé dans la dernière. Le dé est par ailleurs un leitmotiv chez Picasso en 1914 qui l’associé à Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé. De plus, le numéro 7 qui apparaît souvent sur les dés du peintre connote le Septentrion, la dernière constellation du nord dans le Coup de dés de Mallarmé [36]. Dans Les Ardoises de toit, le dé de la dernière planche, dont les trois faces donnent le chiffre 7, peut être considéré comme un hommage discret de Braque et sans doute aussi de Reverdy, à Mallarmé. Pour Reverdy, le cubisme est toujours en effet lié à la poésie de Mallarmé : le poète considère que la peinture cubiste, notamment celle de Picasso, est un chaînon manquant liant la poésie de Rimbaud ou de Mallarmé à la poésie de son temps, comme il l’affirme dans son article « Le Cubisme, poésie plastique » écrit en 1919 :

 

Des peintres passent, – on trouve qu’ils ressemblent à certains poètes. On oublie cependant à quelle heure Rimbaud ou Mallarmé bouleversèrent l’esthétique littéraire. Ce n’est pourtant pas remonter bien loin en arrière, et au moment où Picasso montra ses premières audaces, leurs œuvres, leur esprit étaient la préoccupation de tous.

 

      Il affirme même que c’est l’influence de Rimbaud et Mallarmé qui a formé l’esprit audacieux et l’antiréalisme de la nouvelle tendance en peinture, la poésie plastique, qu’il nomme cubisme [37]. Les illustrations de Braque dans le style cubiste témoignent dès lors non seulement du goût de l’auteur pour la vision cubiste, mais aussi de l’affirmation de la créativité sous-jacente de la poésie de Reverdy et de l’imaginaire cubiste de Braque qui découle, d’après l’auteur, de la poésie de l’époque de Mallarmé.
      Bien que Braque n’explique pas le texte de Reverdy, on peut discerner un parallélisme entre les illustrations de Braque et le texte de Reverdy, qui sont tous deux appréhendés de la même façon. Dans le poème intitulé « Regard », le lecteur découvre une libre juxtaposition de mots (fig. 9). « Mon œil » saisit chaque fragment de la scène, comme la voiture, la poussière ou les ornières. Le lecteur, confronté à cette vision parcellaire, doit reformer dans son esprit la vision totale de la vie moderne, comme le font les spectateurs confrontés au dé « ouvert » de Braque.
      Les illustrations de Picasso et de Braque entretiennent ainsi une relation d’interdépendance avec le texte, qui correspond à un esprit commun résonnant dans deux espaces distincts. Il ne s’agit nullement d’une relation univoque, ni de la primauté de la peinture sur la poésie, ni celle de la poésie sur la peinture. Il s’agit plutôt d’une tentative parallèle de créer un dialogue dynamique entre la réalité et l’imagination, le visible et l’invisible, la vérité et le mensonge, dans la résonance de deux mondes indépendants, c’est-à-dire la créativité cubiste et la créativité littéraire.

      L’histoire de la critique du cubisme en littérature et l’étude de la relation entre le texte et l’image dans les livres illustrés éclairent ainsi la genèse de la notion même de cubisme. Les livres illustrés par des peintres cubistes participent à la construction d’un espace artistique nouveau où deux univers indépendants, celui du poète et celui du peintre, se rencontrent et s’associent. Cette construction du texte et de l’image conduit les lecteurs à unir dans leur esprit les images fragmentées présentes dans les illustrations ainsi que dans le texte, afin de construire la vision de la vie et l’esprit du temps que cherchent à exprimer le peintre et le poète.
      Quoi qu’en disent Kahnweiler et Reverdy, pour Picasso comme pour les autres peintres cubistes, les sources strictement plastiques avaient certes plus d’importance que la poésie de Mallarmé. En outre, les sources du cubisme littéraire étaient plus spécifiquement littéraires que plastiques, du moins à l’origine. Cependant, la simultanéité de ces deux phénomènes, la diffusion de la notion de cubisme en littérature et la multiplication des livres illustrés cubistes entrepris par les écrivains eux-mêmes dans les années 1910, n’est pas une coïncidence. Les livres illustrés occupent une place importante dans le mouvement de déplacement par lequel la notion de cubisme investit le domaine littéraire. Ils manifestent la présence de l’esprit du temps, qui noue la poésie contemporaine à la peinture cubiste de Picasso et Braque.

 

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[34] P. Reverdy, « Sur le cubisme », Nord-Sud, 15 mars 1917, p. 7 ; « Cubisme, poésie plastique » [paru dans l’Art, en février 1919], Nord-Sud, Self-défense et autres écrits sur l’art et la poésie (1917-1926), Paris, Flammarion, 1975, pp. 142-148. Voir E.-A. Hubert, « Pierre Reverdy et le cubisme en mars 1917 », La Revue de l’art, n° 43, 1979, pp. 59-66.
[35] G. Braque, « Pensées et réflexions sur la peinture », Nord-Sud, n° 10, décembre 1917, p. 4.
[36] R. Johnson, « Picasso’s Musical and Mallarmean Constructions », Arts Magazine, 51 n° 7, March 1977, p. 126.
[37] F. Nicol, Braque et Reverdy, la genèse des Pensées de 1917, Paris, Echoppe, 2006.