Cubisme et poésie – « L’esprit cubiste »
et les livres illustrés dans les années 1910

- Matsui Hiromi
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 1. P. Picasso, Mademoiselle
Léonie
, 1910

Fig. 2. P. Picasso, La Table, 1910

Fig. 3. P. Picasso, Mademoiselle
Léonie sur une chaise longue
, 1910

Fig. 4. P. Picasso, Le Couvent, 1910

      Le cubisme en littérature est revendiqué pour la première fois par les poètes eux-mêmes lors de la conférence sur Max Jacob donnée par Paul Dermée le 3 décembre 1916, où Dermée désigne Jacob comme le Mallarmé du cubisme. En 1917, dans son livre La Jeune Poésie française, Frédéric Lefèvre, inspiré par cette manifestation, applique l’expression « cubisme littéraire » aux ouvrages poétiques de six écrivains contemporains, Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendrars, Pierre Reverdy, Jean Cocteau et Pierre Albert-Birot [17]. Ce livre accélère la diffusion des appellations « cubisme littéraire » et « littérature cubiste ».
      Comme le cubisme en peintre, le cubisme littéraire se dote peu à peu d’un sens plus général et ouvert, en l’occurrence la construction de formules non-descriptives ou le refus de la tradition. Pierre Drieu La Rochelle décrit ainsi le cubisme en littérature comme  un « enfant rebelle du symbolisme », qui renie son père et son grand-père. Selon lui, « les cubistes littéraires comme les peintres parlent de construction, de primat de l’intelligence, de réaction contre l’impressionnisme, en la matière de symbolisme. On touche ici au point où les cubistes ayant poussé dans ses dernières conséquences le principe symboliste, découvrent à ces [sic] extrémités une méthode nouvelle d’où va sortir peu à peu la négation vivante, agissante, de ce principe […] » [18]. Ce point commun au cubisme en peinture et en littérature le conduit à parler d’« esprit cubiste ».

 

Picasso et Max Jacob dans les années 1910

 

      Les livres illustrés cubistes témoignent de cet « esprit » commun aux artistes et aux poètes. Leur chronologie fait apparaître deux périodes : avant la Première Guerre mondiale ils sont dus principalement à l’initiative de l’éditeur (tab. 1 ), après 1917 ils sont le fait des poètes eux-mêmes (tab. 2 ), qui cherchent à consolider la relation entre leur texte et la démarche des peintres cubistes, au sein d’une œuvre totale associant un texte et des images.
      Les premiers livres illustrés cubistes sont deux ouvrages de Max Jacob illustrés par Pablo Picasso et parus chez Kahnweiler : Saint Matorel en 1911 et Le Siège de Jérusalem en 1914. La liste des livres illustrés par des artistes dits cubistes avant la Première Guerre mondiale montre que plusieurs peintres cubistes s’étaient engagés dans l’illustration d’ouvrages littéraires avant Picasso ou en même temps que lui, tels André Derain et Albert Gleizes, mais leurs illustrations gravées sur bois n’appartiennent pas au courant des illustrations cubistes au sens strict : elles dérivent directement de la popularité de ce genre chez les artistes des mouvements Nabis et Fauve [19]. En revanche, réalisées principalement à l’eau-forte ou à la pointe sèche, les illustrations de Saint Matorel et du Siège de Jérusalem par Picasso s’écartent clairement des précédentes gravures sur bois. Ni expressives, ni émotionnelles, les lignes tracées méticuleusement sur le cuivre servent à justifier en effet une nouvelle forme de figuration qui s’appuie sur une opération plus intellectuelle de géométrisation.
      L’amitié entre Picasso et Jacob donne à penser que c’est leur relation particulière qui convainquit Picasso d’accepter de participer au projet éditorial de Max Jacob. Le poète et le peintre ne sont pourtant pas des « collaborateurs » au sens propre. En effet, le poète ne participe pas au processus éditorial des illustrations, et c’est Kahnweiler qui fait le lien entre les deux hommes, une fois Picasso choisi comme illustrateur des ouvrages de Jacob [20].
       La place de Kahnweiler dans ce processus dépasse d’ailleurs de loin celui d’un simple intermédiaire. Premier marchand des tableaux cubistes de Picasso et de Braque après 1907, et premier éditeur d’Apollinaire et de Jacob après 1909, Kahnweiler fut en effet sans doute le meilleur interprète du cubisme pictural et du cubisme littéraire. Dès les premiers livres illustrés cubistes qu’il publie, il tente de dépasser les frontières entre le langage et l’image visuelle pour bâtir un rapport interdépendant où le texte jacobéen explique l’image énigmatique du peintre cubiste, en même temps que l’image picassienne donne la clé pour comprendre la création du poète [21]. Max Jacob partagera cette vision des relations entre poésie avec cubisme. Il écrit à Kahnweiler en 1922 :

 

Tu as parfaitement compris l’objet de mes recherches. Création de personnages réels et non réalistes. Cette idée est formidablement cubistique [sic], mais personne [d’]autre que toi ne s’en avise ni ne peut s’en aviser. Il n’y a qu’un littérateur cubiste dans la profonde tradition cubiste : on le saura plus tard si le « plus tard » s’occupe de nous [22].

 

      Les livres qui associent Jacob et Picasso bâtissent un nouveau rapport entre le texte et l’illustration. Les images abstraites de Picasso sont loin d’expliquer le texte de Max Jacob, qui est lui aussi hermétique. Les gravures publiées dans Saint Matorel sont respectivement Mademoiselle Léonie (fig. 1), La Table (fig. 2), Mademoiselle Léonie sur une chaise longue (fig. 3) et Le Couvent (fig. 4). Réalisées entre août 1910 à Cadaqués et à l’automne de la même année à Paris, elles sont réalisées dans le style du « cubisme analytique », qui se caractérise par la fragmentation des objets en plusieurs formes géométriques.
      Les images sont toutes dénuées de titre. Elles se réfèrent, certes, dans une certaine mesure, au récit narré par Jacob [23]. La figure féminine gravée sur deux planches est considérée traditionnellement comme un portrait de Mademoiselle Léonie, l’ancienne amante du héros Matorel. Il est très probable que la première image soit elle aussi un portrait de ce personnage, car elle est insérée dans le chapitre II de la première partie intitulé « Mademoiselle Léonie ». Quant à la deuxième planche de figure féminine, elle est également considérée comme étant un portrait du même personnage, parce qu’une inscription à l’eau-forte se trouve au dos du cuivre de Mademoiselle Léonie sur une chaise longue, où on peut lire : « Saint Matorel / Mademoiselle Léonie » [24]. Mais étant donné sa position dans le chapitre II intitulé « Le bal des esprits » de la première partie, où Vénus apparaît devant Matorel avec d’autres personnages célestes, les lecteurs peuvent aussi bien penser qu’il s’agit de Vénus. On peut ainsi identifier l’illustration à la fois comme la représentation de Mademoiselle Léonie et comme celle de Vénus. Seule la disposition des planches dans le livre suggère le sujet des images, qui en tant que telles ne renvoient à aucun élément narratif.

 

>suite
retour<
sommaire

[17] F. Lefèvre, La Jeune Poésie française, Paris et Fribourg, Rouart, 1917, pp. 193-239. Voir également M. Décaudin et E.-A. Hubert, « Petit historique d’une appellation : cubisme littéraire », Europe, juin-juillet 1982, pp. 7-25. Pierre Albert-Birot refusera toujours avec véhémence l’adjectif « cubiste ».
[18] P. Drieu La Rochelle, « Les “Groupements” Littéraires : Les poètes cubistes et la revue Littérature », L’Europe Nouvelle, n° 5, 31 janvier 1920, p. 182.
[19] En France ainsi qu’en Allemagne, la gravure sur bois connut un regain d’intérêt dans les illustrations avant-gardistes au début du XXe siècle. En France, profondément inspirés par Gauguin, de nombreux artistes commencent ainsi à graver le bois, comme Maillol, Emile Bernard, Maurice Denis et Matisse entre autres. La sensation rendue par ce matériau est parfaitement en accord avec leur goût pour les lignes expressives et émotionnelles. André Derain, qui commence la gravure sur bois vers 1906, en exploite la primitivité de l’expression dans ses illustrations symboliques pour L’Enchanteur pourrissant d’Apollinaire et les Œuvres burlesques de Max Jacob. Par la suite, les illustrations d’Albert Gleizes pour Le Bocage amoureux de Roger Allard et celles de Raul Dufy pour le Bestiaire d’Apollinaire furent aussi gravées sur bois. Inspirées par la peinture de Le Fauconnier, les gravures de Gleizes utilisent volontiers des formes géométriques abstraites, ce qui annonce ses travaux cubistes d’après 1910. Dans tous les cas mentionnés ci-dessus, le même langage graphique se retrouve : des contours épais et des lignes irrégulières qui traduisent la résistance du bois. Avec cette décomposition et cette abstraction des formes, les lignes rigoureuses et parfois décoratives accentuent l’expression sensuelle des objets.
[20] H. Henry, « Max Jacob et Picasso : jalons chronologiques pour une amitié 1901-1944 », Europe, n° 492-493, avril-mai 1970 ; F. Chapon, « Premiers livres de Kahnweiler », dans Bulletin du bibliophile, n° 1, 1979, pp. 13-40 ; D. Bozo et al., Donation Louise et Michel Leiris : Collection Kahnweiler à Leiris, cat. exp., Paris, Centre George Pompidou, 1984, p. 38, pp. 165-168 ; I. Monod-Fontaine, C. Laugier et S. Warnier, Daniel-Henry Kahnweiler, marchand, éditeur, écrivain, cat. exp., Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art Moderne, 1984, pp. 100-119 ; H. Seckel, E. Chevrière et H. Henry (dir.), Max Jacob et Picasso, op. cit., pp. 75-90 ; C. Bayle, « Les illustrations cubistes de Picasso pour les œuvres de Max Jacob », Max Jacob à la confluence, actes du colloque de Quimper 21-23 octobre 1994, Bibliothéque municipale de Quimper, Université de Bretagne Occidentale, 2000, pp. 191-202.
[21] Plus tard, dans un texte sur Juan Gris publié en 1946, Kahnweiler tentera d’analyser les œuvres de Gris et de Picasso en relation avec la poésie d’Apollinaire, de Reverdy et de Max Jacob. Il définira lui aussi l’esthétique sous-jacente à leurs œuvres comme « l’esprit cubiste » (D.-H. Kahnweiler, Juan Gris, sa vie, son œuvre, ses écrits [1946], Paris, Gallimard, 1991, pp. 307-308). Dans son ouvrage sur la sculpture de Picasso publié en 1948, il élargira l’idée de la relation entre la poésie et la peinture cubiste jusqu’à une théorie du sémantisme à l’œuvre dans le cubisme de Picasso (D.-H. Kahnweiler, Les Sculptures de Picasso, Paris, Editions du Chêne, 1948). Appliquant la sémantique saussurienne à l’interprétation de la sculpture et du collage chez Picasso entre 1912 et 1914, il visera à expliquer le style abstrait chez Picasso par un système de signes, dans lequel le signifiant ne s’associe qu’arbitrairement avec le signifié (Y.-A. Bois, « Kahnweiler’s Lesson », Representations, n° 18, Spring 1987, pp. 33-68). Pour lui, la représentation chez Picasso est non seulement un objet à regarder, mais aussi un objet à lire comme écriture dans un système parallèle à celui du langage.
[22] F. Garnier, Max Jacob. Correspondance, op. cit., pp. 79-80 (lettre à D.-H. Kahnweiler, 30 janvier 1922.
[23] Picasso n’avait pas donné de titre à ses œuvres. Brigitte Bear a conservé, dans son catalogue des œuvres gravées paru en 1990, ceux attribués par Geiser dans le premier catalogue paru en 1933. Voir B. Geiser et B. Baer, Picasso : peintre-graveur, Berne, Kornfeld, t. 1, 1990, nos 23-25.
[24] H. Seckel, E. Chevrière et H. Henry (dir.), Max Jacob et Picasso, op. cit., p. 85, note 18.