Cubisme et poésie – « L’esprit cubiste »
et les livres illustrés dans les années 1910

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Fig. 5. P. Picasso, Femme nue à
la guitare
, 1912

Fig. 6. P. Picasso, Femme, 1913

Fig. 7. P. Picasso, Nature morte
au crâne
, 1913

      Pour La Table et Le Couvent, plusieurs motifs sont perceptibles pour un regard habitué au langage cubiste. Dans la première planche, une clé dans la serrure d’un tiroir, le bord d’une table sous laquelle les lignes verticales correspondent aux pieds, et un verre rectangulaire situé en haut à gauche de la composition, se réfèrent effectivement au texte : l’illustration est insérée juste à côté du commencement d’une scène dans une « salle à manger fort proprette » d’une auberge au chapitre V de la première partie. Quant à la dernière planche, son titre Le Couvent est légitimé par ce que Kahnweiler écrit dans une lettre à Vincenc Kramář en 1911 : « La quatrième montre le jardin du couvent, enclos de murs. Dans le jardin un palmier et une vasque. Au fond le couvent, dont le premier étage s’adosse d’une loggia, l’église et son clocher » [25]. En indiquant une structure architecturale de style classique avec son cloître et ses colonnes, cette planche, disposée juste à côté de la dernière page du chapitre IV de la deuxième partie, fonctionne comme une annonce de la scène du couvent de Sainte-Thérèse-d’Avila à Barcelone, où Saint Matorel s’est converti après ses visions fantastiques.
      Contrairement à la conception habituelle de l’illustration, qui explique ou décore le texte, les images réalisées par Picasso dans ce premier livre cubiste sont elles-mêmes expliquées ou identifiées par le texte de Max Jacob. Elles constituent donc un espace « laboratoire » où Picasso se consacre à l’expérimentation plastique, le texte de Jacob lui servant de longue légende pour indiquer le sujet de ses illustrations énigmatiques.
      Les illustrations du Siège de Jérusalem sont disposées d’une manière plus indépendante encore de la narration du poète. Le sujet de la première planche, intitulée La Femme nue à la guitare dans le catalogue raisonné de Geiser (fig. 5) [26], est clairement une figure féminine à en juger par son anatomie. Elle est néanmoins disposée dans le deuxième tableau de l’acte premier, dans lequel aucune figure féminine ne joue de rôle. La dernière planche, intitulée Femme (fig. 6), est très énigmatique dans la mesure où elle ne contient aucun détail renvoyant au corps féminin. En bref, ces images ne servent en aucun cas à éclairer ou interpréter le sujet ou du thème du texte.
      La deuxième illustration, La Nature morte au crâne (fig. 7) qui apparaît dans l’acte deux, est certes plus étroitement liée avec le sujet du texte qui l’accompagne. Plusieurs motifs se dégagent, à savoir une guitare, un violon, une bouteille, un instrument à clavier, une partition et un crâne, et nous indiquent ainsi le rapport avec la scène de cet acte, intitulée « La fête de nuit au camp d’Andrinople » où se rejoignent les quatre assiégeants de « la Jérusalem Céleste », Cambyse, Ecorce, Pergame et Carthagène. La fin de cette fête, annoncée par la scène éclatante d’une soirée de musique, de chansons et d’alcool, aboutit au conflit des assiégeants autour de la ville sainte. La Nature morte au crâne est donc une illustration à la fois descriptive et allégorique, où la bouteille et les instruments se réfèrent à la scène du festin, alors que le crâne, allégorie de la mort, annonce les futures victimes du conflit entre les quatre rivaux.
      Cependant, tout comme les deux autres planches, cette illustration n’a pas elle non plus de but purement illustratif. Elle combine dans un même plan l’espace abstrait et la technique du faux bois, sorte de trompe-l’œil qui imite la veine du bois. Elle témoigne d’une sorte de jeu picassien, juxtaposant la technique imitative de la peinture traditionnelle et la déformation de la peinture cubiste, afin de montrer que la peinture est par nature un espace fictif, ou plutôt un espace de mensonge, où l’on peut librement déconstruire et reconstruire de nouvelles réalités [27].
      Etablir un nouveau rapport entre l’art et la réalité, tel est justement le but que s’est lui aussi fixé Max Jacob. Rappelant l’importance d’« arriver au réel par des moyens non réalistes » [28], Jacob pense en effet que la notion de sincérité artistique ne s’oppose pas forcement au mensonge créateur, parce que selon lui, « ce qu’on appelle une œuvre sincère est celle qui est douée d’assez de force pour donner de la réalité à l’illusion » [29]. Créant son propre système de référence hors de toute imitation, l’œuvre d’art est pour lui le lieu où l’artiste traduit, à travers la fiction et la création, un monde indépendant de la réalité, qui déconstruit l’univers conventionnel et en reconstruit un nouveau. Jacob recherche avant tout le doute, comme il écrit dans une lettre datée de septembre 1907 :

 

Les vieux psychologues disaient avec raison, selon moi, le plaisir est dans le mouvement, il faut ballotter le spectateur : l’émotion esthétique, c’est le doute. Le doute s’obtiendra par l’accouplement de ce qui est incompatible (et ceci sans amener l’étonnement stable), par l’accord des langages différents, par la complexité des caractères : montrer L’homme dans le héros, la vertu dans le vice, comme dans Racine et Molière. En poésie, l’intérêt naîtra du doute entre la réalité et l’imagination, la perturbation dans les siècles et les habitudes positives. La musique et la peinture n’ont pas d’autre loi. Le doute, voilà l’art [30] !

 

      C’est dans le cycle de Saint Matorel que l’idée du poète-menteur se manifeste clairement pour la première fois dans l’espace littéraire. Dans Saint Matorel (1911), Victor Matorel renonce à la spéculation intellectuelle pour aboutir à une vérité religieuse, tandis qu’Emile Cordier, ami et alter ego de Matorel, est pour sa part converti à la science des symboles et des nombres. Ainsi, quand ce dernier retrouve son ancien compagnon au couvent Lazariste, il lui dit : « je suis devenu ce que je devais être : un savant, et toi, tu [Matorel] n’es que mensonges et poésie » [31]. Dans Le Siège de Jérusalem, Jacob arrive à concevoir un univers radicalement fictionnel composé de nombreuses citations bibliques, historiques et géographiques [32]. Leur mélange est généralement vu comme parodique plutôt qu’imitatif [33]. Il s’agit d’un collage artificiel de la réalité, dans l’espace du mensonge du poète, plutôt que d’un monde calqué sur la réalité.
      Picasso et Jacob ne révélant jamais la limite entre mensonge et vérité en art, la vérité est toujours floue aux yeux des lecteurs. Oscillant entre réalité et imagination, bruit et silence, et intelligence et inspiration, les deux artistes-menteurs puisent dans ce dynamisme la source de leur création à la fois poétique et poïétique.

 

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[25] J. Claverie et al., Vincenc Kramář, un théoricien et collectionneur du cubisme à Prague, cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux, 2002, p. 327.
[26] B. Geiser et B. Baer, op. cit., n° 35.
[27] Picasso déclare ainsi à de Zayas que l’art est un « mensonge » qui aboutit à la vérité́. Voir M. de Zayas, « Picasso speaks », interview de Picasso, The Arts, New York, mai 1923, vol. 3, n° 5, texte traduit par Dennis Collins et repris dans M.-L. Bernadac et A. Michaël, Picasso, propos sur l’art, Paris, Gallimard, 1998, p. 19.
[28] F. Garnier (éd.), Max Jacob. Correspondance, 1921-1924, t. II, Paris, Edition de Paris, 1955, p. 83 (M. Jacob, Lettre à J. Cocteau, 5 février 1922.
[29] M. Jacob, Art poétique, Paris, Emile-Paul Frères, 1922 ; rééd. Paris, L’Elocoquent, 1988, p. 22.
[30] F. Garnier (éd.), Max Jacob. Correspondance, 1876-1921, t. I, Paris, Edition de Paris, 1953, p. 31 (M. Jacob, Lettre à J. Doucet, septembre 1907).
[31] M. Jacob, Saint Matorel, op. cit., 1936, p. 86.
[32] C. Van Rogger-Andreucci, op. cit., pp. 392-393.
[33] Concernant l’anti-mimétisme dans le poème en prose de Jacob, voir G. Kamber, Max Jacob and the Poetics of Cubism, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins Press, 1971 ; A. Kimball, « Cubisme et poésie », Centre de recherches Max Jacob, Saint-Etienne, n° 7, 1983, pp. 94-107.