Mais plus que d’un simple cheval il est surtout question ici de Pégase, ou du picador. Autrement dit, ce n’est pas l’image d’un cheval, mais la sonorité et la résonnance des mots « Pégase » et « picador » qui sont en jeu ici. Le nom même de Picasso interviendra lui aussi dans les méandres de ces échos, pour former une relation Picasso = Pégase = Picador. On peut trouver un fondement à cette association d’idées dans d’autres textes où Leiris saisit le nom de Picasso en résonnance avec d’autres. On citera comme exemple « balzacs en bas de casse et picassos sans majuscule » dont l’étrangeté saute à nos yeux par son titre même : la première lettre des noms propres Balzac et Picasso est écrite en bas de casse, et non en capitale comme le voudrait l’usage.
[…] Mais ces balzacs privés par Picasso de majuscule et promus moins encore à l’état de passants qu’à celui d’objets courants (au niveau du paysage ou de la nature morte), ces balzacs qui tout à coup à côté de celui de Pléiade et de celui de monsieur de Guermantes ne sont entrés dans le scénario d’aucun drame ou comédie. Balzacs dont les tribulations se réduisent au tracé de leurs lignes. Balzacs sans enchaînement d’épisodes, à l’inverse des saltimbanques, minotaures et autres chevaux éventrés dont il serait aisé de reconstituer la geste légendaire. Balzacs qui n’ont aucun besoin de parcourir les étapes d’une histoire ou d’une mythologie. Balzacs dont la seule prestigieuse aventure est d’exister en étant à la fois ce qu’ils sont et autre chose que ce qu’ils sont et, chaque fois en l’étant et en ne l’étant pas de manière différente : des Honoré de Balzac par Pablo Picasso, autrement dit des balzacs qui sont du même coup des picassos, […] [16].
Le balzac dépouillé de sa majuscule n’est pas le Balzac dont le nom est gravé pour toujours dans l’histoire de la littérature. C’est un nom propre sans état-civil, un être simplement qui fait acte sous le nom commun « balzac », ou bien cet acte même ; ce qui nous ramène à la pensée de Nietzsche dans La Généalogie de la morale, à savoir qu’il n’y a pas de sujet qui précède un acte, et que la pensée du sujet comme origine d’un acte est une pure fiction. De même Picasso n’existe plus ici en tant que Picasso dont le nom est gravé à jamais dans l’histoire de l’art et sacralisé sur un piédestal, mais devient simplement un picasso auteur d’un acte, ou le nom même d’un acte artistique. Plus encore que chez Nietzsche, cette façon d’envisager le nom propre se retrouve aussi dans une œuvre singulière de Leiris, Glossaire j’y serre mes gloses, grande compilation de jeux de mots. Mais qu’entend donc Leiris dans la sonorité de ces mots « picasso » et « balzac », ainsi vidés de leur sens ? Tout cela a sans doute à voir avec le fait que Leiris se pose comme nominaliste. On se souvient du passage où Leiris évoque la suite de sons entendus le jour de la mort de Picasso : « tonnerre, abois furieux, tintamarre de rôles, cris ». Selon Leiris, ces quatre sons entendus sont renfermés et condensés dans les replis du nom même de Picasso. La sonorité de ce nom résonne partout : les cinq parties qui composent le texte d’Un génie sans piédestal commencent sans exception par le nom de Picasso. D’une étude critique dépendant tout entière du regard, l’on a impression de passer à un autre régime où importe davantage l’écoute, l’écoute surtout du nom même de picasso.
En guise de conclusion
Miroir de l’Afrique [17] est un ouvrage posthume compilant la quasi-totalité des écrits de Leiris sur l’Afrique, à commencer par L’Afrique fantôme. Y sont reproduites deux photographies de Leiris qui semblent avoir été prises chez Picasso dans le Midi en 1961. Sur ces deux photographies, Leiris porte un smoking noir et un nœud papillon, mais sur l’une d’entre elles, on voit aussi Picasso tenant une guitare et portant un chapeau de style espagnol. Comme pour accompagner la guitare de Picasso, Leiris semble danser le flamenco, ce qui nous fait penser à un jeu d’enfant. Dans ce volume également est reproduite une photographie de Leiris à trois ans, avec son grand frère Pierre. Les deux garçons se tiennent la main et regardent dans notre direction. Pierre est déguisé en matador et en prend la pose devant l’objectif : nous serions presque tentés de qualifier cette photo de performance de « théâtre vécu ».
Reprenant les termes mêmes de Leiris, devrait-on dire que les portraits sont de « trop magnifique tenue pour pouvoir être envisagés sous l’angle de la caricature » [18] ? Ou bien, les rapprochant de la photographie de nos deux protagonistes prise en 1961, devrait-on dire qu’ils tiennent du clown ou d’arlequin ? Ne croit-on pas distinguer là un être proche d’un Pierrot, ou le portrait authentique de « Gros pied » ? La définition du terme « jeu » qui apparaît dans le titre des quatre volumes de La Règle du jeu, peut se décliner à l’infini. Leiris a mis plus de trente ans à écrire ces œuvres majeures, et la signification du mot « jeu » varie d’un volume à l’autre : le « jeu de mot », le coup de dés en souvenir de Mallarmé, un pari sur la vie et la mort, les gestes des acteurs fardés en clowns, des « monstres sacrés », des chanteurs d’opéra, de toutes ces figures sur scène convoquées dans le troisième volume de Fibrilles, et enfin le geste de Leiris lui-même qui tente de s’identifier à la « figure » de ces personnages. Et maintenant, nous pouvons sans doute ajouter à cette liste le jeu exemplaire de « Gros pied ». D’où l’on conclut finalement que Michel Leiris dans tous ses aspects de joueur et d’acteur tragi-comique se reflète mieux qu’ailleurs au miroir de l’œuvre de Pablo Picasso.