Michel Leiris au miroir de Picasso
- Chiba Fumio
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La représentation de l’artiste

 

      Leiris a écrit en tout une vingtaine de textes sur Picasso [8], comptes rendus d’expositions, préfaces de catalogues ou études plus approfondies. Le premier de ces écrits intitulé « Toiles récentes de Picasso » fut publié dans le deuxième numéro de la revue Documents en 1930 ; le dernier, « Picasso écrivain ou la poésie hors de ses gonds » sert d’avant-propos à un ouvrage publié en 1989, qui rassemble tous les écrits de Picasso jusqu’aux plus fragmentaires. Près de soixante ans séparent ces deux textes. Cependant le tournant qui marque le début d’une véritable relation entre l’artiste et le critique se situe au début des années 1950 : c’est à ce moment qu’en effet on constate une évolution significative de l’écriture de Leiris, notamment avec Picasso et la comédie humaine (1954). Leiris écrivit ensuite balzacs en bas de casse et picassos sans majuscule (1956), Picasso et les Ménines de Velasquez (1959) et Le Peintre et son modèle (1973). Dans ces textes, Leiris tente à la fois de suivre les activités artistiques de Picasso et d’en saisir le lien avec ses propres essais autobiographiques.
      Les écrits de Leiris sur Picasso sont caractérisés par le désir de saisir de près les motifs récurrents de l’artiste, dans leurs aspects invariables mais aussi dans leurs métamorphoses. Leiris porte par contre peu d’attention aux questions de style ou de forme, et aborde l’œuvre de Picasso comme si la différence entre la période bleue et la période cubiste n’existait pas. De plus, et c’est un trait caractéristique de Leiris, il traite très librement des œuvres de Picasso sans les classer par catégories, et pose un regard égal sur Picasso peintre, Picasso dessinateur et Picasso écrivain. De même quand il s’intéresse aux textes humoristiques de Picasso tels que Le Désir attrapé par la queue, Les Quatre Petites Filles et El Entierro del Conde de Orgaz (dont il s’éprend au point de dire qu’il lui fait penser à du James Joyce), il essaie d’y trouver le principe fondamental de sa création, exactement comme il le fait avec l’étude des œuvres peintes ou dessinées. Car pour Leiris, Picasso est non seulement un peintre, un sculpteur, un dessinateur, un graveur ou un céramiste, mais aussi « un poète de la langue française, de la langue espagnole, mais surtout de la langue de Picasso », et toutes ces incarnations ont pour lui la même valeur. Cette citation tirée d’Un génie sans piédestal montre bien la façon très particulière dont Leiris approche Picasso :

 

Sorte de leitmotiv dans l’œuvre si variée de Picasso : baladins, gens de cirque, musiciens, toreros dans l’arène ou au repos, peintres d’hier ou d’aujourd’hui (quelquefois scène fictive d’atelier montrant un personnage qu’on peut tenir pour lui, Pablo, assis devant un chevalet face à une femme en posture nonchalante de modèle qui n’est autre que Jacqueline), sculpteurs au découpé antique, artistes de toutes espèces abondent dans cette œuvre et il n’est guère d’époque où il n’apparaissent comme si, en alternance avec d’autres thèmes, ils illustraient pourtant un thème privilégié, fraternellement senti quel que soit le mode d’activité en cause […] [9].

 

      Ici le matador, le peintre, le sculpteur, le saltimbanque, sont tous en lien avec la représentation de l’artiste complet. Citons également ce passage du Peintre et son modèle qui vient compléter ce qui touche à la mythologie de l’artiste :

 

[…] et qu’avec Le Peintre et son modèle par exemple il [=Picasso] en ait fait bien souvent la cible de son ironie, cela ne signifie nullement qu’il rejette le mythe de l’artiste en tant que marginal, mythe européen dont les origines remontent au romantisme et qui exprime un refus des us et coutumes de notre société bourgeoise. Bien au contraire, il semble qu’être un marginal de cette espèce ait constitué l’une des lignes directrices de sa vie. Dans son œuvre, il n’a d’ailleurs pas manqué d’accorder  toute satire exclue  une place privilégiée aux plus typiques de ces marginaux, ceux dont l’art n’est pas reconnu comme constituant l’un des « beaux-arts » : les saltimbanques, les arlequins de la commedia dell’arte, les gens de cirque (clowns, acrobates ou écuyères), les musiciens que jamais l’on n’entendra dans une salle de concert, ainsi que les toreros aujourd’hui fréquemment vedettes mais jadis si pauvres diables qu’attribuer l’oreille du taureau mort au matador qui avait brillamment travaillé, voulait dire que le corps de sa victime lui appartenait et qu’il pouvait le vendre comme viande de boucherie [10].

 

      Ainsi Leiris met-il en relief une certaine image des artistes, qui ont plus ou moins rapport avec la scène. C’est justement cette question que traite Jean Starobinski dans son Portrait de l’artiste en saltimbanque [11]. L’auteur part de Musset, passe par Flaubert, Jarry, Joyce et arrive à Henry Miller, pour démontrer que ces images de saltimbanques sont en fait des « autoportraits déguisés » et des emblèmes de la modernité. Leiris lui aussi, dans Picasso et la comédie humaine se réfère à la généalogie d’« un mythe de l’artiste bafoué », et évoque de nombreux exemples comme « Le Vieux Saltimbanque » de Baudelaire, « l’illustre Brisacier » de Nerval, « Le Pitre châtié » de Mallarmé, le protagoniste du roman La Doublure de Raymond Roussel, le personnage du « dernier film » de Chaplin. Mais contrairement à ce type d’« artiste en saltimbanque », le sujet dutexte Le peintre et son modèle lui, ouvre la voie à un autre développement. Picasso et les Ménines de Velasquez traite déjà partiellement cette question, mais, ainsi que le suggère son titre, Le Peintre et son modèle est une étude beaucoup plus pertinente : en suivant pas à pas la métamorphose de l’artiste en train de peindre son modèle, ce texte montre la multiplicité d’images qui se dégage de ce sujet ; s’y réunissent d’une manière condensée humour, ironie, spectacle, attention à l’acte de voir, singularité du regard du peintre, confrontation du peintre et de son modèle.

 

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[8] Les écrits de Michel Leiris sur Picasso sont rassemblés de façon exhaustive dans les ouvrages suivants : Un génie sans piédestal et autres écrits sur Picasso, présentation de M.-L. Bernadac, Paris, Fourbis, 1992 ; M. Leiris, Ecrits sur l’art, édition établie par P. Vilar, Paris, CNRS éditions, 2011. Les commentaires de Pierre Vilar y sont très approfondis.
[9] M. Leiris, « Un génie sans piédestal » dans Un génie sans piédestal, op. cit., p. 139.
[10] M. Leiris, « Le peintre et son modèle », dans Un génie sans piédestal, op. cit., p. 132.
[11] J. Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Lausanne, Albert Skira éditeur, 1970.